Nigeria : de l’afrobeat à l’afrobeats, comment Fela Kuti a aidé son pays à faire nation

La Philharmonie de Paris célèbre Fela Kuti à travers l’exposition qu’elle lui consacre jusqu’au 11 juin. L’occasion de redécouvrir l’univers si singulier du roi de l’afrobeat, entre musique et politique, qui façonne, aujourd’hui encore, de nombreux mouvements militants.

Fela Kuti et son saxophone. © Bernard Matussière / Cité de la Musique

Fela Kuti et son saxophone. © Bernard Matussière / Cité de la Musique

Cécilia Emma Wilson

Publié le 2 novembre 2022 Lecture : 6 minutes.

C’est un événement qu’il faut saluer : l’exposition, dantesque, ouverte depuis le 20 octobre à la Philharmonie de Paris, autour de l’univers, puissant et survolté, de Fela Kuti. L’occasion de revenir sur la manière dont l’afrobeat a permis le dépassement des barrières symboliques et culturelles, dans une forme de transnationalité, devenant le moteur de l’unité nigériane dans un contexte post-colonial incertain. Une révolution radicale.

Climat chaotique

Nous sommes au début des années 1970. Le Nigeria sort d’une guerre civile meurtrière, et le climat socio-politique reste chaotique. Alors que  les bidonvilles se multiplient à la périphérie de Lagos, témoignant d’un réel délitement économique, multinationales étrangères et dirigeants nigérians corrompus se partagent les énormes bénéfices tirés de l’exploitation du pétrole, peu soucieux de la redistribution des richesses.

Je suis le maître de mon propre destin

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Né  d’un père pasteur qui l’initie très tôt au piano et d’une mère activiste et institutrice,  Funmilayo Ransome-Kuti, figure féminine de la lutte contre le colonialisme, Fela Kuti arrive alors du Ghana, où il a créé, en 1967, l’afrobeat, une combinaison de high life ghanéen, de funk, de jazz, de salsa, de calypso et de musique traditionnelle yoruba, son ethnie d’origine. De son vrai nom Fela Hildegart Ransome, il écrit d’abord ses textes en yoruba. Puis il finit par adopter l’anglais pidgin, transcendant ainsi les barrières linguistiques afin que tous les Africains puissent apprécier sa musique.

Sans doute aussi un geste d’insoumission, comme celui qui a consisté à se délester du patronyme paternel (Ransome) – emprunté, selon lui, au colonisateur – au profit de celui d’Anikulapo. Traduction : « Celui qui porte la mort dans sa besace. »  Comprenez : « Je suis le maître de mon propre destin et je déciderai quand la mort viendra me chercher. » Un mantra comme un pied de nez adressé aux autorités et une promesse faite aux siens.

La musique pour arme politique

Dans un Nigeria en plein marasme économique, le musicien se réfugie dans un complexe communal baptisé « Kalakuta Republic » – en référence au tristement célèbre cachot indien Black Hole of Calcutta –, qu’il déclare indépendant de l’État nigérian alors dirigé par la junte militaire. Il y abrite sa famille, les membres de son groupe et son studio d’enregistrement. Très vite, grâce à sa musique, Fela Kuti s’impose comme l’un des porte-voix politiques pour l’union et la prospérité du Nigeria.

Il n’aura de cesse de dénoncer la corruption des élites, la dictature et le pouvoir des multinationales

Influencé par la lutte des Black Panthers contre le système ségrégationniste américain après un séjour aux États-Unis, Fela affiche des revendications pour plus de justice de plus en plus pressantes. Sa musique devient une puissante arme politique contre le pouvoir en place. Après la sortie de l’album antimilitariste Zombie (1976), sa résidence est entièrement rasée dans un assaut des militaires. Fela sera plusieurs fois emprisonné et torturé.

Femi Bankole Osunla, collection Mabinuori Kayode Idowu / Cité de la Musique
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Tout au long de sa carrière, Fela Kuti n’aura de cesse de dénoncer la corruption des élites, la dictature et le pouvoir des multinationales, se servant de la musique comme d’une arme. Un peu à l’image du reggae, mais sans sa dimension mystique, l’afrobeat est à la fois une musique à danser et un vecteur de contestation, voire de résistance à l’oppression du peuple, à l’injustice sociale, à l’inégalité des rapports de force, à la trahison des valeurs africaines au profit des anciennes puissances coloniales, etc.

Avec son énergie farouche, elle a été une caisse de résonance permettant de fédérer tout un peuple contre les dictatures militaires, et contre la corruption des dirigeants.

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Identité nationale complexe

Ce n’était pas gagné. Au sortir de la colonisation, « faire nation » au Nigeria relevait d’un travail titanesque, quasi insurmontable. Au sein de cet État étaient alors rassemblés des royaumes et des empires qui cohabitaient sans pour autant être de grands alliés : l’ancien royaume haoussa du Bornou, devenu le califat de Sokoto sous le « jihad » d’Ousman dan Fodio, au Nord ; l’empire yoruba d’Ilé-Ifè, qui aurait pu s’étendre jusqu’aux abords du Togo s’il n’avait été décimé par la traite négrière ; le royaume du Bénin, constitué de peuples Edo ; les républiques antiques Ibo, organisées en communautés décisionnaires.

Ces groupes socioculturels sont parmi les groupes dominants du pays, aux côtés des Tiv, Ibibio, Anga, Bini, Birom, Chamba, Degema, Ebira, Igala, Kanuri, Nupe, Urhobo, Junkun et Bamba. Un attelage complexe, donc.

Puissance de frappe internationale

Aujourd’hui, dans le sillage de Fela Kuti, c’est l’afrobeats, également connu sous les noms d’afro-pop et d’afro-fusion, qui contribue à structurer les nombreux mouvements militants au Nigeria. L’architecture musicale de l’afrobeat, ses structures rythmiques, ont séduit des dizaines de groupes, lesquels maintiennent la vivacité créative du genre par leurs apports et développements, non seulement en Afrique anglophone et surtout au Nigeria, mais aussi en Europe, aux États-Unis, au Japon…

On assiste à un phénomène musical mondial, fer-de-lance d’un véritable soft power africain

L’afrobeats a surtout posé les fondations de l’industrie musicale nigériane, qui connaîtra un nouveau souffle dans les années 2000 et 2010, à une époque où les maisons de disques internationales boudaient le continent. Originaire d’Afrique de l’Ouest anglophone, né au sein des clubs londoniens, l’afrobeats ajoute du R’n’B aux sonorités traditionnelles. S’il demeure un genre différent, à ne pas confondre avec le son de Fela, il en conserve la puissance de frappe internationale.

Michel Maïofiss / Cité de la Musique

En effet, depuis une dizaine d’années, on assiste à un phénomène musical mondial, fer-de-lance d’un véritable soft power africain. D’abord avec les jumeaux P-Square, D’banj ou 2face Idibia, ensuite avec Burna Boy, Wizkid, Davido ou Tiwa Savage, et plus récemment avec les superstars Rema, CKay ou Tems.

Si les paroles de cet afrobeats vantent davantage le capitalisme que le militantisme, depuis quelques temps, les textes se font plus politiques, à l’image d’ailleurs de la jeunesse nigériane.

#EndSARS et « colle sociale »

En octobre 2020, après l’assassinat d’un jeune homme dans l’État du Delta par la branche de la police SARS (Special Anti-Robbery Squad), un mouvement viral naît sur Twitter, avec le hashtag #EndSARS, et gagne rapidement la rue. Quelques jours plus tard, le musicien Daniel Chibuike est abattu. Son décès embrase le pays durant plusieurs semaines. Ces vagues d’indignation et de colère verront également la divulgation de nombreuses images témoignant de violences policières, d’harcèlement et d’extorsion au Nigeria.

Après l’assassinat par l’armée nigériane de manifestants au péage de Lekki, le 20 octobre, les diasporas nigérianes se mobilisent autour d’hymnes afrobeats : FEM (Davido) et Oga (Rudeboy) ont été repris à plusieurs reprises par des manifestants aux États-Unis et en Angleterre. De nombreux artistes comme Wizkid, Davido, Burna Boy Boy ont manifesté pour interpeller la communauté internationale sur les abus commis par les SARS.

Pourtant, on ne peut pas parler d’une politisation de l’afrobeats uniquement à partir du mouvement #EndSARS. Dès ses débuts, à travers Ojuelegba, Wizkid interpelle le monde sur les difficultés économiques des bidonvilles de Lagos. Il en est de même pour Burna Boy, dont les textes, très engagés politiquement, ont pavé la voie pour des revendications politiques dans ce courant devenu mainstream et trustant le haut du classement dans tous les pays du monde.

Mariusz Kozak, professeur adjoint de musique à l’université de Columbia, évoque la notion de « colle sociale » pour parler d’une convergence vers un même objectif : le succès des manifestations pour la justice sociale. Car, comme pour boucler la boucle, les manifestations « End SARS » ont permis un regain d’intérêt pour les morceaux Zombie, Sorrow Tears and Blood, Beasts of No Nation de… Fela Kuti.

Exposition « Fela Anikulapo-Kuti – Rébellion afrobeat », à la Philarmonie de Paris jusqu’au 11 juin 2023.

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