Alain Mabanckou : « Ma place est peut-être au Congo »
En savoir un peu plus sur l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte qui ont donné naissance à l’écrivain ? C’est possible en lisant Lumières de Pointe-Noire, dernier opus intimiste du romancier franco-congolais.
« Si vous n’avez lu aucun de mes livres, commencez par Lumières de Pointe-Noire, conseille Alain Mabanckou. Vous aurez la clé de lecture de tous les autres. » En revenant sur son enfance, le romancier franco-congolais a dû fouiller dans les moindres recoins de sa mémoire et faire face à la cruelle absence de sa mère et de son père adoptif. C’est un Mabanckou intimiste qui se livre dans ce « cahier d’un retour au pays natal » écrit lors de son premier séjour à Pointe-Noire, vingt-trois ans après être parti pour la France. Avec nostalgie et non sans humour, le Prix Renaudot 2006 rend hommage à ses parents, et à tous ceux qui l’ont aidé à se réaliser et à devenir l’homme qu’il est aujourd’hui. Notre collaborateur ne dissimule pas ses déceptions, celles causées par la disparition de ce qui faisait son « royaume d’enfance », mais aussi celles provoquées par la cupidité de ses contemporains. Mais ce récit est aussi une déclaration d’amour pour une ville et un pays qu’il n’a jamais cessé de porter en lui.
Jeune Afrique : Comment est né le projet de Lumières de Pointe-Noire ?
ALAIN MABANCKOU : Je suis retourné dans ma ville natale après vingt-trois années d’absence pour donner des conférences dans des lycées et à l’Institut français. Pas du tout dans l’idée d’écrire ce livre. Mais, une fois sur place, les souvenirs m’ont submergé et j’ai commencé à rédiger les chapitres de ce qui allait devenir Lumières de Pointe-Noire.
Ce récit semble faire écho à votre dernier roman, Demain j’aurai vingt ans, dans lequel vous évoquiez déjà vos souvenirs d’enfance.
Oui, ces deux livres fonctionnent comme des frères, des jumeaux même. Demain j’aurai vingt ans est porté par la voix de l’enfant qui s’émerveille devant les réalités congolaises. Lumières de Pointe-Noire est la réponse de l’adulte qui regarde tout ça avec une certaine nostalgie.
Lumières de Pointe-Noire est découpé en chapitres qui fonctionnent comme les séquences d’un film et vous y avez inséré des photographies. Pourquoi ?
Je me suis demandé quel type de livre je pouvais écrire face à mes souvenirs. En commençant à griffonner les pages de mon cahier, j’avais l’impression de voir se dérouler le film d’une ville, de ses habitants, de mon enfance… Ce qui relie les chapitres, qui fonctionnent effectivement comme autant de séquences d’un film, c’est l’émotion, la nostalgie que j’essaie de dominer au mieux. Cela n’a pas été facile pour moi. Car je me suis mis à nu alors que le travail de l’écrivain consiste, au contraire, à cacher son corps pour qu’on ne le voie pas, à le maquiller à travers la fiction, les personnages. Là, je me suis livré à un vrai strip-tease ! Bien évidemment, je ne vais pas m’arrêter là, mais Lumières de Pointe-Noire donne les clés de lecture de l’ensemble de mon oeuvre. Je dirais que si vous n’avez jamais lu mes livres, vous pouvez commencer par Lumières de Pointe-Noire et, dès que vous lirez les autres, vous verrez que tout est lié.
Vous rendez hommage à votre mère et à votre père adoptif. N’avez-vous pas cherché à vous excuser pour votre absence pendant toutes ces années et à leurs obsèques ?
C’était un moyen de se faire pardonner, oui. Jusqu’à présent, mes parents étaient disséminés dans la plupart de mes romans, mais cette fois-ci ce sont les personnages principaux. Tous les deux ont des actes de décès, mais là j’ai écrit leur acte de naissance.
Sans la littérature, seriez-vous revenu dans le pays de votre enfance ?
Je suis parti du Congo à la fin des années 1980 pour poursuivre mes études. À l’époque, je pensais rentrer pour servir mon pays, ce que la guerre civile a empêché. Du coup, comme pour de nombreux membres de la diaspora, j’ai fait comme si le Congo était aussi ailleurs. Vous savez, quand on rentre chez soi, c’est souvent pour faire plaisir à sa mère, à son père, pour renouer avec un passé, une enfance, des traditions… Moi, je n’avais plus ces repères. J’ai fait comme si le vrai tombeau de mes parents était désormais dans mes livres. Sans la littérature, je serais toujours en train d’hésiter. Peut-être qu’au fond le retour se serait fait dans une caisse, comme on dit… J’avais peur d’affronter mes souvenirs. Et, surtout, d’anéantir la source d’inspiration de mes livres. L’écrivain vit le plus souvent dans le rêve et, dès que celui-ci devient réalité, la force de la création disparaît. Aller à Pointe-Noire et confronter en quelque sorte la substance de ma création m’a rassuré, parce que je sens toujours en moi ce bouillonnement qui me permet d’écrire. Je n’ai pas fini de creuser le terreau congolais.
Un marché à Pointe-Noire, ville dont le bouillonnement a façonné Mabanckou. © Antonin Borgeaud pour J.A.
Qu’est-ce qui vous a le plus manqué pendant ces vingt-trois années d’absence ?
La chaleur de la population ! Écouter les différentes langues qui se parlent chez moi. Vivre de la façon la plus simple qui soit, sans avoir les repères de la réussite qui sont ceux de l’Occident. En Afrique, avec peu, on peut vivre longtemps. En Occident, avec beaucoup, on vit peu. C’est ce qui me manquait fondamentalement. Plus les années passent, plus je me dis que ma place est peut-être au Congo. Mais, en même temps, en vivant hors du pays, je peux exposer au monde entier la richesse de la culture de chez nous. Je suis issu d’une longue tradition d’écrivains, celles des Sony Labou Tansi, Sylvain Bemba… mais aussi celle de ceux qui sont à l’étranger, comme Emmanuel Dongala ou Henri Lopes. Les voix congolaises se sont aussi toujours fait entendre depuis l’extérieur.
Vous reproche-t-on parfois de vivre à l’étranger ?
Non. Les Congolais sont plutôt fascinés par le fait que j’aie gardé dans mes livres le sens du détail des réalités congolaises. Je peux décrire une rue qui est crasseuse à cause des eaux de pluie, mais je peux aussi décrire la poésie de chez moi. Je peux parler de ce qui se passe dans les bars. Je peux remonter aux traditions congolaises comme je l’ai fait dans Mémoires de porc-épic ou bien évoquer une jeunesse plus urbaine comme dans Black Bazar…
À plusieurs reprises dans Lumières de Pointe-Noire, l’argent s’immisce dans les rapports que les autres entretiennent avec vous. Est-ce que cela vous pèse ?
Lorsque vous vivez à l’étranger, beaucoup de vos compatriotes pensent que vous êtes un distributeur automatique. C’est l’un des grands problèmes qui touchent la plupart des migrants. Cette forme de cupidité est terrible. Elle empêche parfois des Africains installés à l’étranger de rentrer chez eux.
Vous avez sorti un album de rumba congolaise. Que vous apporte la musique que la littérature ne vous offre pas ?
Je ne fais pas de distinction entre les deux. Au Congo, la musique est partout et beaucoup de mes livres ont été inspirés par la musique, le rythme de la rumba est là et j’évoque souvent Tabu Ley, Youlou Mabiala. Je n’écris jamais dans le silence, mais souvent en écoutant les musiques congolaises des années 1960-1970.
Vous êtes le codirecteur de la prochaine édition du festival Étonnants Voyageurs, qui se tiendra en février à Brazzaville. Comment se porte la littérature congolaise ?
Brazzaville est l’une des plaques tournantes des lettres africaines. Mais la littérature congolaise a été un peu décapitée par la mort en 1995 de Sylvain Bemba et de Sony Labou Tansi, puis de Jean Malonga, et récemment de Jean-Baptiste Tati Loutard. Il reste néanmoins deux grands piliers de la littérature congolaise, Emmanuel Dongala et Henri Lopes. En dehors de Wilfried N’Sondé, une nouvelle génération peine à émerger. J’aimerais que la venue d’Étonnants Voyageurs à Brazzaville coïncide avec l’émergence d’un renouveau des lettres congolaises. Vous savez, la plupart du temps, les festivals de littérature africaine ont lieu en Europe. On parle de l’Afrique sans les Africains. Cette fois-ci, c’est le monde entier qu’on ramène sur le continent !
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Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux
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