Croissance en Inde : coup de poker à New Delhi

Pour relancer la croissance, un peu atone en 2012, les autorités indiennes font le pari de la libéralisation et des réformes. Politiquement, l’opération n’est pas sans risque.

Marché de légumes en Inde. © AFP/Diptendu DUTTA

Marché de légumes en Inde. © AFP/Diptendu DUTTA

Publié le 15 janvier 2013 Lecture : 5 minutes.

Les nuits de décembre sont glaciales à New Delhi. Dans les rues, des braseros sont allumés un peu partout pour que piétons et cyclistes puissent se réchauffer un instant avant de poursuivre leur chemin. Mais cette année, les habitants de la capitale ont eu à leur disposition un autre moyen pour se réchauffer : écouter les discours enflammés de leurs parlementaires débattant des vertus et des vices de l’économie libérale !

Les honorables members of Parliament se sont en effet copieusement écharpés. Objet du litige : l’ouverture du marché de la distribution aux grandes enseignes internationales : Walmart, Tesco et autres Carrefour. Pour les partisans de la loi, la libéralisation est une conséquence inéluctable de la mondialisation, malgré la menace qu’elle fait peser sur le secteur informel de la distribution – lequel fait vivre quelque 15 millions de petits commerçants. Pour ses adversaires, elle n’est rien d’autre qu’une conspiration néo-impérialiste destinée à favoriser la mainmise des entreprises occidentales sur le très lucratif marché local des biens de consommation.

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À l’arraché

La loi a fini par être adoptée par la Chambre basse, malgré la résistance acharnée d’une coalition hétéroclite constituée de communistes et de représentants de la droite radicale, hindouiste et populiste. Ce fut une victoire à l’arraché, obtenue grâce à l’abstention de deux puissants partis régionaux. Le Parti du Congrès, qui dirige la coalition centre gauche au pouvoir, a renouvelé l’exploit à la Chambre haute, où Mayawati Kumari, la puissante et capricieuse patronne du Bahujan Samaj Party, le parti des basses castes, a voté en faveur du projet après l’avoir combattu à la Chambre basse et dans la rue. La cohérence n’est décidément pas la caractéristique majeure de la vie politique indienne !

Quoi qu’il en soit, le gouvernement n’a pas boudé ce double triomphe qui lui permet de faire oublier son bilan économique discutable et de renouer avec la politique de libéralisation qu’il avait dû renvoyer aux calendes grecques sous la pression de ses alliés, fussent-ils de circonstance. Paradoxalement, c’est à l’instigation de Manmohan Singh, l’actuel Premier ministre issu du vieux Parti du Congrès, que l’Inde, il y a vingt ans, renonça peu à peu au modèle de développement socialiste, bureaucratique et centralisé cher à Nehru pour négocier un tournant libéral décisif, base du futur décollage économique.

La droite nationaliste qui gouverna le pays au tournant des années 2000 accentua ce virage libéral et capitaliste, s’aliénant du même coup une large partie de la population qui continue de vivre dans la misère. Ce fut, dit-on, l’ère du Shining India. Mais, si l’Inde a effectivement brillé, tout le monde n’en a pas profité. Seule la classe moyenne, qui compte aujourd’hui quelque 300 millions de personnes, a su tirer son épingle du jeu et prospérer.

L’ère du Shining India ? Seule la classe moyenne en a profité.

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Revenu au pouvoir en 2004 et réélu cinq ans plus tard, le Congrès a tenté de corriger le tir en redistribuant plus équitablement les fruits de la croissance par le biais d’une sensible augmentation des dépenses sociales. Cette politique de « croissance inclusive » a certes aidé les plus pauvres à se maintenir au-dessus de la ligne de flottaison, mais elle a vite montré ses limites. Ce qui lui manque ? Une véritable modernisation de l’économie, seule capable de créer des emplois pour les 13 millions d’hommes et de femmes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.

Paralysie

Les causes du déséquilibre de l’économie indienne sont aussi à rechercher, si l’on en croit les experts réunis récemment à Gurgaon (pas très loin de New Delhi) par le Forum économique mondial, dans l’insuffisance de son assise manufacturière. La croissance économique est tirée par les services, qui représentent 56 % du PIB global. La part de l’agriculture (17 %) a sensiblement baissé depuis l’indépendance, mais les activités agricoles, qui requièrent une main-d’oeuvre nombreuse, continuent d’occuper presque la moitié des actifs adultes. Entre les deux, l’industrie, dont la part (16 %) n’a pas bougé depuis dix ans.

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Pour résoudre son problème de chômage, l’Inde va donc devoir investir dans l’industrie. Comme l’explique l’économiste Gita Gopinath, professeur à l’université Harvard, « le passage d’une économie agricole à une économie dominée par le tertiaire passe par l’expansion du secteur manufacturier, qui est le grand pourvoyeur d’emplois ». Paralysée par ses querelles intestines, la coalition au pouvoir n’a pas réformé l’économie, et cette dernière en paie aujourd’hui le prix. 2012 demeurera sans doute dans les annales économiques comme l’année de tous les dangers. Après avoir avoisiné 9 % pendant plusieurs années, le taux de croissance est retombé à 5,3 % au troisième trimestre (contre 6,7 %, il y a un an). Une chute vertigineuse qui a conduit les agences de notation à dégrader la note de l’Inde et à déplorer la fragilité de son économie, encore accrue par la crise financière qui frappe les pays développés.

Comment, dans ces conditions, s’étonner que les investisseurs étrangers, qui furent au cours de la décennie écoulée l’un des principaux moteurs de la croissance, aient tendance à se désengager ? Entre juin 2011 et juin 2012, le montant des sommes investies a diminué de 74 %. Le climat des affaires se dégrade en raison de la prolifération de la corruption, et l’inflation galopante (près de 10 %) pèse sur la consommation des ménages. Est-ce la fin du miracle indien ?

Comme lors de la crise économique gravissime de 1991, le gouvernement a fini par réagir. Artisan de la première génération des réformes, Manmohan Singh a de nouveau pris les choses en main et appelé les acteurs économiques à ressusciter « l’esprit animal » qui, selon lui, a longtemps caractérisé l’économie du pays. Son appel a coïncidé avec le retour à North Block, siège du ministère de l’Économie et des Finances, de l’un de ses plus anciens collaborateurs.

Économiste de formation, Palaniappan Chidambaram entend rompre radicalement avec la politique de Pranab Mukherjee, son prédécesseur (promu depuis à la présidence de la fédération), très préjudiciable, on l’a vu, aux investissements. Il a promis de relancer la libéralisation de l’économie et d’engager des réformes de fond : ouverture des secteurs de la distribution, de l’assurance, de l’épargne-retraite, du transport aérien et des infrastructures urbaines ; augmentation des prix (subventionnés) des produits de base ; assouplissement des procédures d’acquisition de terres agricoles pour des projets industriels, etc. S’agissant de la distribution, au moins, la promesse a été tenue.

Prenant son courage à deux mains, le gouvernement a par ailleurs largement coupé dans les subventions (pétrole, gaz, engrais), qui plombaient les dépenses de l’État. En dépit des protestations, il a tenu bon, et son audace a été appréciée par le marché. Dès le lendemain de l’adoption par le Parlement du projet de loi autorisant les enseignes multi­marques internationales à opérer en Inde, l’indice Sensex de la Bourse de Bombay a enregistré une hausse spectaculaire de 328,83 points.

Manifestement, la confiance est de retour. Un récent rapport de la banque Goldman Sachs confirme les perspectives favorables de l’économie indienne « à condition que le gouvernement poursuive les réformes ». À l’approche des élections législatives de 2014, le duo Singh-Chidambaram disposera-t-il de la marge de manoeuvre politique suffisante ?

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