Tunisie : Kamel El-Taief au grand jour
Figure énigmatique du landerneau tunisien, ce lobbyiste patenté, qui fut très proche de Ben Ali avant de connaître la disgrâce, est aujourd’hui au coeur d’une abracadabrante affaire d’atteinte à la sécurité de l’État.
Dans la version arabe de Notre ami Ben Ali, de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi, les trois pages qui lui sont consacrées et où il est présenté comme le « président bis » ont été supprimées. Homme de l’ombre, Kamel El-Taief, que ce passage indispose, n’en est pas moins connu comme le loup blanc. Pourtant, l’un de ses paradoxes est que plus on parle de lui moins on en sait, tant il excelle dans le rôle d’éminence grise. Ce qui est certain, c’est que ce lobbyiste dans l’âme a une immense passion pour la politique, tout comme son père Youssef, fondateur d’une entreprise de travaux publics qui a prospéré grâce au marché libyen dans les années 1970, ou son frère Slaheddine, qui était en coulisses avec Mohamed Masmoudi, alors ministre des Affaires étrangères, pour la très brève union entre la Libye et la Tunisie conclue par Kadhafi et Bourguiba en 1974.
Chez les El-Taief, l’intérêt pour la politique est donc une affaire de famille. Pour Kamel, elle est même devenue une raison de vivre. Entre 1987, date de l’avènement de Ben Ali, et l’été 1992, son nom est si intimement associé au pouvoir qu’il est considéré comme un supraministre sans portefeuille, voire comme l’homme fort du régime. Venu à la politique dès la fin des années 1970 à la faveur de l’amitié qui le liait à Mezri Chekir, proche conseiller de Mohamed Mzali, Premier ministre de Bourguiba, il est rapidement surnommé El-Farkh, « le gamin ». Il fait alors la connaissance de Ben Ali et quitte le groupe familial pour fonder en 1983 avec son frère Raouf la Somaco, une entreprise de matériaux de construction. Son allure juvénile, qu’il conserve encore à 58 ans malgré un penchant pour le cigare, cache un profond instinct politique et une grande capacité de décryptage d’un environnement en mutation. « Quand j’avais 15 ans, mon émission préférée était le journal télévisé, et c’est encore le cas », raconte celui qui a quitté son Sahel natal pour Tunis à l’âge de 18 ans. Mais il ne se coupe pas pour autant de ses racines, tissant des réseaux régionalistes, politiques ou corporatistes. Le sérail commence à lui prêter une oreille attentive. Il a ses entrées au ministère de l’Intérieur et dans les ambassades, notamment celle des États-Unis, ce qui lui vaut de passer pour « l’homme des Américains ».
Amitié fusionnelle
Artisan de l’ascension fulgurante de Ben Ali, originaire comme lui de Hammam Sousse, il aide à faire de celui qui était alors ambassadeur en Pologne le directeur de la sûreté nationale et travaille à sa percée politique. Entre ces deux-là, c’est une histoire d’amitié fusionnelle qui ne supporte ni rivalité ni trahison, tolère une maîtresse mais pas une épouse envahissante ; pour assouvir sa passion pour la politique, Kamel El-Taief n’a-t-il pas su éviter, comme il le clame, « les écueils des femmes, des honneurs, du paraître et de l’argent » ?
Entre 1987 et 1992, son influence est telle qu’il passe pour un supraministre sans portefeuille.
Courtisé par les puissants du pays, il a l’oreille du président sans s’inscrire dans le système ni adhérer à aucun parti. Mais il fait de l’ombre au ministre de l’Intérieur, Abdallah Kallel, d’autant qu’El-Taief a été l’un des instigateurs du « coup d’État médical » du 7 novembre 1987 qui porta Ben Ali au pouvoir. Honni par l’épouse de celui-ci, Leïla, qu’il dit connaître à peine, il sera banni du sérail en 1992 en raison, selon lui, de son soutien à la Ligue tunisienne des droits de l’homme, ainsi que de son amitié pour Dali Jazi, Mohamed Charfi et Hichem Gribaa. Autre version : il aurait recommandé au chef de l’État de se séparer d’une Leïla qui ne lui apporterait que des ennuis. Régulièrement harcelé par les sbires de Ben Ali, il tâtera de la prison après avoir affirmé dans les colonnes du quotidien français Le Monde que « le régime [était] mafieux », ce que ses détracteurs d’aujourd’hui se sont empressés d’oublier. Les courtisans s’éloignent, lui prend de la hauteur, sans trahir aucun des secrets partagés avec Ben Ali, et continue d’entretenir ses réseaux, d’écouter et de confier à un cercle d’intimes ses préoccupations pour le pays. Il reste celui dont l’opinion publique ne connaît pas le visage. La révolution tunisienne met fin à sa traversée du désert.
Gouvernement de l’ombre
« Depuis 1992, je n’avais plus de contact avec Ben Ali, sauf un appel de condoléances en 2004 après le décès de ma mère. Mais le 10 janvier 2011, il a demandé à me voir de manière très discrète. Il ne maîtrisait plus la situation et hésitait à se séparer des Trabelsi et de sa femme dans l’intérêt du pays. L’issue était inéluctable », confie celui qui est aujourd’hui au coeur d’une abracadabrante affaire d’atteinte à la sécurité de l’État. Son retour déplaît, on le soupçonne même d’être l’instigateur d’un scénario politique postrévolutionnaire sur fond de jeu d’influence. Sans aucune preuve, Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur du gouvernement Ghannouchi II, l’accuse, en mai 2011, de tirer les fils d’un gouvernement de l’ombre et d’avoir un droit de regard sur la désignation de ministres. Les remous sont tels que le couvre-feu est de nouveau instauré. Cet homme qui ne brigue aucune charge n’en finit pas de susciter la suspicion, mais ses détracteurs ne trouvent pas de faille à celui qui clame qu’il n’a « jamais tiré d’avantages de [sa] position, [son] seul intérêt étant celui du pays », à la disposition duquel il met ses compétences de médiateur.
On peine en effet à débusquer de noirs desseins chez le lobbyiste ; soit il est un maître de la manipulation, soit il est vraiment ce qu’il dit. Personne en tout cas n’apporte de preuves aux rumeurs persistantes. Si les objectifs d’El-Taief semblent difficiles à cerner, il répond quand même à toutes les sollicitations et reçoit beaucoup dans son bureau, ouvert à tous. Il reconnaît prodiguer volontiers des conseils, ce qui ne constitue pas en soi un délit. Ce père de deux enfants avoue que la politique est une passion telle que son épouse, Nadia, « a dû s’en accommoder par la force des choses ». Malgré les controverses qu’il suscite, cet homme de nature curieuse n’en reçoit pas moins les formations politiques de tous bords, soutient Nida Tounes, le parti de l’ex-Premier ministre Béji Caïd Essebsi, et indispose la troïka au pouvoir.
Il accuse Ennahdha et ses alliés de vouloir l’envoyer en prison pour des raisons politiques.
Menacé de mort
Son carnet d’adresses, longtemps son atout, devient son talon d’Achille. Des textos qui lui auraient été destinés atterrissent chez Cherif Jebali, un avocat au passé trouble, qui y voit des messages codés révélant qu’El-Taief serait l’instigateur des soulèvements populaires de Bizerte, Béja et Siliana, en 2012. Rien ne permet d’étayer cette hypothèse, mais un an après le dépôt de plainte de Cherif Jebali le dossier refait surface. L’instruction ouvre une enquête pour complot contre la sûreté de l’État et se penche sur les relevés téléphoniques du lobbyiste. Une fuite partielle de sa liste d’appels dans les médias montre qu’El-Taief a des contacts réguliers avec des cadres du ministère de l’Intérieur, ainsi qu’avec toute la classe politique. C’est trop peu pour conclure à une activité criminelle, faute d’écoutes enregistrées, mais sans doute assez pour déranger un gouvernement aux abois. « C’est une affaire taillée sur mesure », s’insurge l’intéressé, qui ne nie pas être influent mais qui accuse des responsables d’Ennahdha et de ses alliés de gauche de vouloir l’envoyer en prison pour des raisons purement politiques.
Alors que l’instruction de cette étrange affaire, toujours en cours, n’a pas établi de liens entre les messages, ni enquêté sur le détenteur du numéro français d’où provient une partie des SMS, El-Taief a été interdit de voyage, mesure désormais classique en Tunisie, même si elle contrevient à la liberté de circulation des personnes. Le tollé médiatique inspiré par les islamistes alimente les tensions à un moment particulièrement crucial où Nida Tounes se positionne comme un adversaire crédible face à Ennahdha. Beaucoup de fumée, mais on cherche encore le feu. Cible de l’obscur Comité de défense de la révolution, proche des islamistes, et du Congrès pour la République (CPR), qui réclament son jugement « en tant que principal symbole de corruption pendant le règne de Ben Ali », El-Taief a reçu des menaces de mort, et son domicile de Sidi Bou Saïd a été attaqué le 1er décembre. L’affaire suscite de nombreuses interrogations quant à son fond juridique et ses finalités politiques, mais elle rappelle surtout les pratiques de l’ancien régime, dont Kamel El-Taief a déjà eu à pâtir.
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