Tanzanie : Dar es-Salaam rêve d’une nouvelle architecture
Conçue par les Allemands sur un schéma urbain violemment raciste, la ville tanzanienne de Dar es-Salaam s’est accommodée de l’exode rural et de l’abandon du socialisme africain… La plus grande ville du pays, c’est toujours elle !
Mlimani City est un centre commercial climatisé comme il en existe tant à travers le monde, offrant à la froide lumière de ses néons toute une panoplie de magasins et de restaurants aseptisés. Situé à quelques kilomètres du centre historique de Dar es-Salaam, il est tout proche de la principale université de la ville. C’est là, attablée devant un jus de fruits de la passion, que Comfort Badaru, 22 ans, évoque avec entrain les mutations de la ville qu’elle a choisie pour mener à bien ses études d’architecture.
D’origine ougandaise, elle officie comme rédactrice en chef du jeune magazine Anza (anzastart.com), consacré aux politiques urbaines dans la région. « Nous voulons que chacun prenne conscience de la situation architecturale dans laquelle se trouve l’Afrique de l’Est, dit-elle en montrant du doigt le troisième numéro d’Anza, tout fraîchement imprimé. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les hommes influent sur l’espace et dont l’espace influe sur les hommes. »
À ce sujet, la tranquille Dar es-Salaam offre bien des pistes de réflexion. Avec aujourd’hui plus de 3 millions d’habitants, la ville croît à une vitesse folle, à peine surpassée en Afrique par Lagos et Bamako, selon le classement établi par le site citymayors.com. Problème : les nouveaux venus s’entassent en masse à la périphérie d’une cité conçue par le colon allemand entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. L’exode rural amplifié par l’abandon du « socialisme africain » et la libéralisation de l’économie s’est tant bien que mal accommodé d’un schéma urbain violemment raciste. Le « havre de paix », baigné par les eaux de l’océan Indien, fut en effet conçu dans l’idée d’éviter que les populations ne se mélangent ! Elles s’y métissent aujourd’hui dans le poussiéreux brouhaha du quotidien, mais continuent de se séparer dès que la nuit tombe.
Les Allemands avaient pensé Dar es-Salaam en trois zones distinctes. Le Nord-Est, avec de larges avenues bordées par les résidences des colons. Le centre, avec le dense lacis de ruelles animées par les commerçants venus du sous-continent indien. L’Ouest, avec, séparé par le « cordon sanitaire » d’un espace ouvert, Mnazi Mmoja, la grille serrée des habitations africaines. L’occupation britannique, après la Première Guerre mondiale, n’a fait qu’intensifier cette séparation raciale. L’indépendance et l’homme fort du pays, Julius Nyerere, ont ensuite apporté leurs ambitieux idéaux : étendre la ville le long de la côte plutôt que vers l’intérieur des terres et déplacer à Dodoma le centre du pouvoir. Dans les faits ? Dodoma est bien devenue la capitale officielle de la Tanzanie, mais le pouvoir demeure à Dar es-Salaam.
Une ville nouvelle? Une vieille idée…
Construire une nouvelle capitale… Voilà un fantasme assez répandu chez les hommes politiques qui, outre vouloir laisser une empreinte de leur pouvoir, se rêvent parfois en démiurges capables de modifier le monde. Certains se contentent de détourner des fleuves, de construire des musées ou d’ériger des statues, mais d’autres n’hésitent pas à couler leurs rêves dans le béton, quel qu’en soit le prix. Avec l’architecte brésilien Oscar Niemeyer, récemment décédé, le président Juscelino Kubitschek accoucha en 1960 de Brasília, nouvelle capitale du Brésil – prouesse technique qui allait se révéler peu adaptée aux 2,5 millions d’habitants qui y vivent désormais. Dans le Soudan du Sud, l’idée de déplacer le centre du pouvoir à Ramciel, à 200 kilomètres de Djouba, fait aujourd’hui son chemin. Est-ce judicieux ? Comme Félix Houphouët-Boigny avec Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, Julius Nyerere voulut lui aussi créer sa capitale ex nihilo à Dodoma. Dans les faits, la plupart des ministères sont restés à Dar es-Salaam… Et aujourd’hui, si une « ville nouvelle » doit voir le jour en Tanzanie, ce sera plutôt à Kigamboni, un quartier de la ville pour l’heure sous-utilisé.
Les pieds dans l’eau
Dans le nord-est de la ville, State House, la résidence de l’actuel président, Jakaya Kikwete, et plus loin les quartiers favorisés de Masaki, Oyster Bay ou Ada Estate le long de Coco Beach où logent expatriés, diplomates, hommes d’affaires et membres du gouvernement. Là, les pieds dans l’eau, à l’ombre des cocotiers et des manguiers, de luxueuses villas s’abritent des regards derrière leurs hauts murs, et les vastes avenues sont quasi désertes. Invisibles, les gardes armés assurent jour et nuit la protection des habitants. Bien sûr, il y a l’eau, l’électricité, de la place pour garer le(s) 4×4, un bon hôpital…
Les ministères, eux, se trouvent en grand nombre dans le centre historique, au bord de l’eau, entre Sokoine Drive et Samora Avenue. L’ancien coeur commercial de la ville s’est bien doté de quelques hautes tours, mais n’a pas bougé. Même si, pour le petit commerce quotidien, il faut se rendre plus à l’ouest, au-delà du « cordon sanitaire » de Mnazi Mmoja, et se frayer un chemin dans le tumultueux bazar de Kariakoo.
Là, tout autour de l’étrange champignon de béton imaginé au début des années 1970 par l’architecte Beda Jonathan Amuli, se presse une foule dense de vendeurs et revendeurs, pour certains installés dans de petites échoppes tandis que d’autres, pratiquant la vente à la sauvette sur des étals, vérifient qu’aucun policier n’approche, de peur de perdre leur lot de quincaillerie chinoise et de recevoir, en prime, quelques coups. Ce n’est que tard dans la nuit que l’activité diminue et qu’une armée de balayeuses s’attaquent aux monceaux de sacs en plastique et d’emballages éventrés répandus dans des rues où ceux qui n’ont pas de logement se confectionnent comme ils peuvent une couche à même le sol. Reste que, pour la plupart, les travailleurs ne dorment pas dans l’enceinte de ce que fut la ville pensée par les Allemands. Le soir, c’est la cohue pour rejoindre la banlieue par les transports en commun. Les Dalla-Dalla – des minibus Toyota Coaster – sont littéralement pris d’assaut : on s’y pousse, on y entre par les fenêtres s’il le faut, on s’y entasse pour un trajet qui peut largement dépasser une heure. Certains, comme le jeune Ebby, rejoindront les quartiers « classe moyenne » de Sinza, non loin de l’université, et de Mlimani City, où les loyers tournent autour de 300 dollars par mois. D’autres, bien plus pauvres, retrouveront les recoins sordides de Manzese ou Tandale. « Même moi, je ne m’y aventure pas trop la nuit, confie Ebby. La passe y est à 1 dollar, 2 sans préservatif. Il y a beaucoup de trafic de drogue et de trafic d’êtres humains. » Soulignant l’insalubrité, l’insécurité, l’absence de tout-à-l’égout comme d’électricité, il ajoute : « Nous sommes passés d’un système socialiste au capitalisme pur, où seuls les plus forts survivent. »
Ainsi Dar es-Salaam s’est-elle étendue à l’ouest le long des routes qui s’enfoncent vers le coeur du pays, sans jamais véritablement franchir le bras de mer séparant le centre historique du quartier de Kigamboni, dans le Sud-Est. Pour l’heure seul un ferry – rapide si l’on est à pied, extraordinairement lent si l’on est véhiculé – permet de traverser entre les cargos qui s’en vont décharger leurs conteneurs dans le port de commerce, un peu plus loin. Mais tout cela devrait changer, bientôt, si les finances le permettent…
Coordinateur de projets au ministère des Terres, de l’Habitat et du Logement, Vincent M. Shaidi explique : « Pour régler les problèmes de Dar es-Salaam comme la surpopulation ou la densité du trafic, mais aussi pour attirer les investisseurs, nous avons besoin d’une ville moderne. » Cette ville moderne, ce sera Kigamboni New City, un nouveau quartier d’affaires qui doit être construit face au centre historique. Conçu avec l’entreprise coréenne Korea Land and Housing Corporation (LH), il existe déjà virtuellement, avec ses hôtels, ses tours de verre, ses avenues, ses zones industrielles et résidentielles… « Le gouvernement financera les infrastructures de base comme les routes, le tout-à-l’égout, l’eau et l’électricité, avant d’inviter des investisseurs privés, locaux ou étrangers, à s’installer, explique Shaidi. Nous semons une graine… » Selon lui, des financiers venus de Dubaï et d’Inde ont déjà manifesté un vif intérêt. Volontiers critique envers ceux qui « n’écoutent pas les associations d’architectes » et qui « obtiennent ce qu’ils veulent par la corruption », Comfort Badaru se réjouit du projet gouvernemental : « J’aime l’idée de construire une nouvelle ville à Kigamboni. C’est un bon endroit, leur choix d’avancer progressivement est judicieux, tout comme le système de compensation mis en place pour indemniser ceux qui devront partir. »
Corruption
En Tanzanie, la terre appartient à l’État, qui peut la céder dans le cadre d’un bail emphytéotique. Les actuels habitants de Kigamboni n’ont pas d’autre choix que d’accepter les conditions proposées pour leur départ. « Ils obtiendront des compensations financières ou seront relogés en appartement, affirme Shaidi. Nous essayons de trouver des arrangements. Certains vont avoir beaucoup d’argent et il y a encore bien des terres disponibles en Tanzanie. La plupart n’aiment pas les appartements et préfèrent avoir leur propre maison… » Du coup, des rumeurs de détournements et de corruption courent déjà la ville, tandis que le projet d’ensemble reste suspendu à la réalisation d’un pont enjambant le bras de mer. « Nous pensions construire deux ponts et un tunnel, dit Shaidi. Pour l’heure, un seul pont est en cours de construction par les Chinois, derrière le port. »
Fin XIXe siècle, le colon avait pensé la cité en trois zones distinctes… Pas question de se mélanger.
Bâtir un nouveau quartier aux allures futuristes de Dubaï tropicalisé, pourquoi pas ? Mais en quoi cela réglerait-il les problèmes de la ville telle qu’elle existe aujourd’hui ? Vincent M. Shaidi passe dans le bureau d’à côté et en revient une minute plus tard avec un énorme dossier relié. « C’est le nouveau master plan de la ville, dit-il. Nous venons tout juste d’en recevoir vingt exemplaires que nous allons scrupuleusement analyser. » L’étude a été confiée à un consortium de quatre consultants, Dodi Moss (Italie), Buro Happold (Royaume-Uni), Afri-Arch et Q-Consult (Tanzanie). Shaidi attend des réponses aux principaux problèmes de la ville : « Notre premier souci, c’est le système de transports en commun, mais nous manquons aussi d’eau et il y a trop de fosses septiques, trop de rejets dans la mer… Sans compter qu’avec le réchauffement climatique certains hôtels construits au bord de l’océan sont menacés par la forte érosion côtière. » Pour l’heure, seul un système de bus rapides (Dar es-Salaam Bus Rapid Transit) est en cours de réalisation pour soulager le réseau saturé des transports.
Pêcheurs
La modernisation de l’ancien village de pêcheurs devenu noeud commercial sous l’impulsion du sultan de Zanzibar semble sur de bons rails. La volonté politique existe ; manque peut-être les financements – mais la présence de gaz et de pétrole dans la région de Mtwara incite à un certain optimisme… Pourtant, dans la communauté des urbanistes, des inquiétudes demeurent. Ainsi, pour Annika Seifert, architecte employée par le Goethe Institut, « il existe une liste de bâtiments classés et protégés qui diminue drastiquement chaque année. En outre, le concept de patrimoine ne prend pas encore en compte les constructions modernistes postérieures à l’indépendance comme celles d’Anthony Almeida ».
A tort, la plupart des touristes filent vers le Kilimandjaro ou sur les plages de Zanzibar.
La plupart des touristes qui arrivent en masse à l’aéroport de Dar es-Salaam – une oeuvre étonnante de l’architecte français Paul Andreu – ne restent pas sur place, préférant les pentes du Kilimandjaro, les plages de Zanzibar ou le cratère du Ngorongoro. Pourtant, la ville a de beaux atours (à voir sur starsofdar.tumblr.com), comme la cour d’appel et la haute cour de justice sur Kivukoni Front, voire – dans son genre délirant – le marché couvert de Kariakoo pensé pour récupérer les eaux de pluie. D’autres bâtiments, moins connus, semblent promis aux marteaux-piqueurs de promoteurs rêvant de façades de verre dessinées par des architectes venus d’ailleurs… Le combat de Comfort Badaru en faveur d’une architecture est-africaine sera ardu. « Les investisseurs débarquent, agitent leurs billets de banque et corrompent. Des bâtiments qui disent l’histoire de Dar es-Salaam sont détruits sans que les gens comprennent la richesse qu’ils représentaient. Quant à ceux qui sont élevés pour les remplacer, ils ne prennent pas en compte les spécificités du climat et de la culture tanzanienne », s’alarme-t-elle. Le salut pourrait venir d’architectes imaginant espaces verts, ventilation naturelle, utilisation raisonnée du verre, réglementation, protection… Badaru veut y croire, même si les professeurs « ne peuvent que rarement citer leurs propres réalisations en la matière », même si bon nombre d’étudiants « ne vont pas appliquer ce qu’ils apprennent à l’université ». Elle, en tout cas, compte bien rester à Dar es-Salaam pour y mettre en oeuvre une architecture en phase avec la culture, l’histoire et le climat.
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