Arts plastiques : de si talentueux recalés

Contre le diktat des institutions occidentales, James Brett, le fondateur du Museum of Everything, sillonne le monde à la recherche d’artistes autodidactes.

Oeuvre de Freddy Brice. © DR

Oeuvre de Freddy Brice. © DR

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Publié le 5 janvier 2013 Lecture : 10 minutes.

Il est une forme de domination rarement évoquée : celle que l’histoire de l’art occidentale impose quand il s’agit de déterminer ce qui relève de l’art ou pas. Bien sûr, comme tant d’habiles politiciens, les mandarins de cette discrète dictature savent récupérer les opposants, les non-conformistes, les laissés-pour-compte… Et peut-être que demain les artistes présentés à Paris par le Museum of Everything dans le cadre de la Chalet Society (une structure mobile d’exposition imaginée par Marc-Olivier Wahler, ancien directeur du Palais de Tokyo de Paris) compteront parmi les nouveaux Jean-Michel Basquiat ou Frédéric Bruly Bouabré… Mais pour l’heure, les autodidactes sélectionnés par James Brett ne sont guère reconnus par le monde de l’art. « Aujourd’hui, nous acceptons tel quel le mot "art", nous le contemplons dans les musées, nous l’achetons dans les galeries et lors des ventes aux enchères, soutient Brett. Mais la vraie question est : que regardons-nous et qu’achetons-nous en réalité ? » Lui évite sciemment d’utiliser des termes comme « art primitif », « art naïf », « art brut », qui « encouragent non seulement une discrimination linguistique mais aussi une philosophie autorisant les principaux musées à rejeter ces artistes ou à les confiner dans de rares expositions ségrégationnistes ».

Sans surprise, les Africains-Américains ignorés par les institutions de l’art sont nombreux. « La ségrégation vient des choix politiques des principaux musées américains, comme le Whitney Museum of American Art, qui ont tendance à ne pas exposer les artistes africains-américains parce que peu ont été formés dans le circuit académique, du moins jusqu’à très récemment, affirme Brett. C’est pourquoi ces artistes ont la plupart du temps été relégués dans des petits musées, des établissements consacrés au folklore ou des institutions consacrées à l’expérience africaine-américaine. » Seul le premier directeur du Museum of Modern Art (MoMa) de New York, Alfred Barr, est connu pour avoir célébré les artistes autodidactes originaires d’Afrique. James Brett insiste pourtant sur la qualité de leur travail et la nécessité de les exposer. « Ils ont décidé ce qu’ils voulaient faire et comment ils voulaient le faire. C’est pourquoi nous les exposons. »

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Afrique. À bord de son musée ambulant, sans se limiter à aucune « catégorie », Brett sillonne le monde à la recherche des talentueux recalés de l’histoire de l’art. « Dans les prochaines années, nous espérons lancer une enquête à travers l’Afrique pour découvrir des artistes contemporains autodidactes, non intentionnels – voire des artistes présentant des troubles de l’apprentissage, vivant dans un environnement inhabituel, des artistes médiumniques, religieux, visionnaires, bref tous ceux qui créent pour eux-mêmes et non pour le monde de l’art. Cependant, comme chacun sait, l’Afrique est un grand continent, et si l’un de vos lecteurs connaît un artiste appartenant à ce genre, vivant en Afrique ou ailleurs, il devrait prendre contact avec nous. Notre mail est me@musevery.com. » En attendant de nouvelles découvertes, voici quelques noms qui méritent d’être retenus. 

Almighty God

Kwame Akoto est né à Kumasi, au Ghana, en 1950. Comme beaucoup de jeunes peintres, il s’est d’abord fait remarquer en réalisant des pancartes et en décorant des taxis. Formé par deux artistes locaux, il a établi son atelier dans sa ville de naissance, au milieu des années 1970. Habité par une foi fervente, il change de nom pour devenir Almighty God et intègre une Église pentecôtiste, la House of Faith Ministries. Pasteur et guérisseur, il peint d’étranges panneaux barrés de citations religieuses. Exposé à l’Alliance française d’Accra en 2006, il est l’auteur d’un tableau le représentant en train d’observer l’affiche de ses propres funérailles à l’âge de 120 ans ou, récemment, de portraits d’Obama exposés par l’université Lehigh (« African Visions of Barack Obama »), aux États-Unis.

William Hawkin

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Originaire du Kentucky, où il est né en 1895, William Hawkins a passé la majeure partie de sa vie dans l’Ohio, où il s’est installé en 1916 pour fuir un mariage précipité à la suite d’une grossesse imprévue… Dompteur de chevaux, conducteur de camion, ferrailleur et maquereau, il a commencé à peindre dans les années 1930 en utilisant des restes de peinture industrielle étalée avec une simple brosse sur du contreplaqué ou de la Masonite. Avec des couleurs vives, il peignait à larges touches des bâtiments, des animaux, des sujets religieux inspirés de magazines ou de photos. Découvert vers 1979 par l’artiste Lee Garrett, Hawkins laisse à sa mort, en 1990, quelque 500 oeuvres. On les retrouve aujourd’hui chez des collectionneurs qui considèrent qu’il fut l’un des plus importants artistes africains-américains autodidactes du XXe siècle. 

Bill Traylor

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Né esclave en Alabama en 1854, ce n’est que vers 1928 que Bill Traylor commença à dessiner. Sans domicile fixe, il venait de s’installer à Montgomery, et, tous les jours, dans l’ombre d’un auvent de salle de billard, les passants pouvaient voir ce vieil homme à barbe blanche courbé sur ses morceaux de carton. Et les passants du quartier africain-américain de Dark Town, c’était tout ce qui intéressait Traylor. Minimaliste et dynamique, son dessin saisissait la vie de la rue, que ce soit une bagarre de chiens ou une dispute conjugale. À sa mort, en 1949, Traylor laissa plus de 1 200 dessins qui furent récupérés par un amateur d’art, Charles Shannon. Lequel fit tout pour que l’artiste soit reconnu. Bizarrement, nombre de musées refusaient de l’exposer tout en proposant des sommes dérisoires pour acheter ses oeuvres… Mort pauvre, Traylor n’a pas fini dans les poubelles de l’histoire de l’art : un dessin de lui peut valoir aujourd’hui plus de 200 000 dollars.

William Dawson

Des statuettes africaines ? Non, des totems sculptés par William Dawson à partir de bouts de bois, de pièces de mobilier et d’os récupérés dans la rue… Né en 1901 à Huntsville, dans l’Alabama, l’homme a travaillé pendant trente-huit ans à Chicago, gravissant les échelons d’une entreprise de distribution de fruits et légumes. Ce n’est qu’à l’âge de la retraite qu’il commença à sculpter chez lui, s’attirant les foudres de sa femme Osceola quand il répandait des copeaux et de la sciure à travers toutes les pièces. Rétif à toute forme d’enseignement – il quitta très vite les cours pour séniors qu’il avait commencé à suivre -, il se fait remarquer dans les années 1970, quand ses statuettes aux grands yeux sont achetées pour 3 000 dollars. Comme Sam Doyle, il connaît un certain succès en 1982 avec l’exposition « Black Folk Art in America, 1930-1980 » à la Corcoran Gallery of Art. Une grande rétrospective de la Chicago Public Library saluera son travail en 1990, peu avant sa mort.

Sam Doyle

Sam Doyle (1906-1985) appartient à la communauté Gullah, ces Africains-Américains des plaines côtières de Géorgie et de Caroline du Sud qui ont conservé intactes nombre de leurs traditions africaines. Élève de la Penn School – créée en 1862 pour former les esclaves nouvellement libérés -, montrant tôt des aptitudes pour le dessin, il ne put saisir l’opportunité de parfaire sa technique à New York : sa famille était trop pauvre. Ainsi travailla-t-il longtemps à Beaufort tandis que sa femme et ses trois enfants vivaient par-delà le pont, sur l’île de Sainte-Hélène. Ce n’est que bien après son divorce et le départ de ses enfants qu’il se consacra entièrement à la peinture, dans les années 1960. Utilisant des panneaux de bois ou de métal qu’il trouvait sur l’île, il peignait surtout les membres de sa communauté qu’il exposait ensuite chez lui. Mais il s’intéressait aussi à des figures historiques comme Abraham Lincoln, Martin Luther King, Ray Charles ou Elvis Presley… Il connut une gloire tardive lors de l’exposition « Black Folk Art in America, 1930-1980 » à la Corcoran Gallery of Art en 1982… où il serra la main de la première dame d’alors, Nancy Reagan. La légende raconte que le jeune Jean-Michel Basquiat aurait échangé plusieurs de ses oeuvres contre quelques-unes de Doyle… Une chose est sûre : l’artiste contemporain Ed Ruscha lui a dédié une oeuvre : Where Are You Going, Man ? (For Sam Doyle) à sa mort en 1985.

Sister Gertrude Morgan

L’histoire n’est pas commune : née en 1900 à Lafayette, Gertrude Williams s’est très tôt intéressée au dessin, même si elle ne disposait d’aucun matériel pour s’y adonner et devait se contenter de pratiquer son art à même le sol, à l’aide de bouts de bois. Mariée à Will Morgan, installée en Géorgie, elle reçoit la révélation en 1937. Désormais, elle va se consacrer à la parole de Dieu, qu’elle diffuse par le prêche, le chant et la peinture. En 1939, elle crée un orphelinat à la Nouvelle-Orléans et une église dans sa maison, The Everlasting Gospel Mission. Prosélyte, elle réalise ses peintures sur tout ce qui passe à portée de sa main : carton, polystyrène, abat-jour, morceau de bois, étui de guitare… Pasteur chantant se baladant avec un tambourin dans les rues toute de blanc vêtue, soeur Gertrude Morgan reçoit un nouvel appel de Dieu en 1957 : il lui demande de devenir l’épouse de Jésus… C’est pourquoi dans les nombreuses oeuvres colorées qu’elle a laissées on la voit souvent représentée en mariée au côté du Christ !

William Scott

Né en 1964 à San Francisco, cet autodidacte se surnomme lui-même The Peace Maker. Sculpteur, dessinateur, peintre habité d’un fort optimisme, il a entrepris de recréer dans tous ses détails la ville de son enfance, rebaptisée Praise Frisco, comme une « cité de l’espoir ». Il est aussi l’auteur de portraits et d’autoportraits particulièrement expressifs, habités du même optimisme enthousiaste. Il fait partie du Creative Growth Art Center, un centre non lucratif destiné aux adultes souffrant de handicap physique, mental ou émotionnel.

Hawkins Bolden

La vie de Hawkins Bolden a commencé en 1914, à Memphis (Tennessee). Son histoire est dure : souffrant d’épilepsie, il perd la vue à l’âge de 8 ans lors d’un match de baseball, sport qu’il aime plus que tout. Pauvre, sans éducation, il reste confiné dans une famille où certains le croient habité par le démon, mais il sera soutenu tout au long de sa vie par son frère jumeau et sa soeur. Malgré son handicap, il répare des radios pour pouvoir suivre les matchs de baseball et s’occupe de son jardin. Et dans les rues de Memphis, il ramasse des objets de rebut avec lesquels il fabrique des « épouvantails » pour « faire fuir les oiseaux ». Souvent, ce sont des pièces de métal (casseroles, pelles, récipients divers…), trouées pour figurer les yeux et dotées d’une longue langue… De plus en plus complexes, liés avec du fil de fer, ses épouvantails envahissaient littéralement son jardin. En 2005, Bolden ne s’est pas réveillé de sa sieste.

Ike Morgan

Originaire de Rockdale (Texas) où il est né en 1958, Ike Morgan a surtout vécu à Austin, où sa grand-mère et lui se sont installés en 1968. S’il a un peu travaillé pour la ville – il peignait des bouches d’incendie – c’est surtout à l’hôpital d’État qu’il a vécu. En 1977, il est en effet arrêté pour le meurtre de sa grand-mère puis, diagnostiqué schizophrène et jugé irresponsable, il va passer plus de trente ans au sein de l’institution médicale. C’est là qu’il se met à peindre des toiles patiemment couvertes de plusieurs couches de couleur, s’intéressant à des figures célèbres (voir détail ci-contre) comme George Washington ou Monna Lisa. Coloriste hors pair, il entasse ses oeuvres sous son lit. C’est un artiste intervenant au sein de l’hôpital, Jim Pirtle, qui le « découvre » en 1983. Enfin sorti de l’hôpital, Ike Morgan se consacrera tout entier à son art. Ceux qui l’ont rencontré racontent qu’il est encore imprégné de la culture des années 1970 – l’époque à laquelle il a été interné – et que, quand on l’interroge sur sa peinture, il répond : « Vous savez, peindre vous fait du bien, et quand les autres se sentent bien aussi, ça c’est quelque chose ! »

Royal Robertson

« Interdit aux prostituées divorcées » clame un panneau peint par Royal Robertson (1936-1997). Marié pendant dix-neuf ans, père de 11 enfants, le peintre n’a visiblement pas bien supporté le départ de sa femme. Vivant reclus en Louisiane, souffrant de schizo­phrénie, il s’est réfugié dans une folie créatrice stupéfiante. L’homme qui racontait avoir vu Dieu aux commandes d’un vaisseau spatial à l’âge de 14 ans créait des oeuvres violemment colorées mélangeant citations de la Bible, images de l’espace sorties de bandes dessinées, textes personnels violemment misogynes parfois signés « le prophète ». Sa maison fut détruite en 1992 par l’ouragan Andrew, mais deux collectionneurs l’aidèrent à obtenir une aide du gouvernement. À l’époque, sa renommée dépassait déjà les limites de sa propriété. Certaines de ses oeuvres sont conservées au Smithsonian American Art Museum.

Freddie Brice

Des animaux noirs sur fond blanc, simples et expressifs. Un ours, un chat, un oiseau, un serpent… Mais aussi des tables, des chaises, des horloges, et la signature en lettres grasses : « F.B. ». L’homme est né en Caroline du Sud en 1920, a déménagé à Harlem pendant la grande crise, a vécu de petits boulots – notamment comme peintre de bateaux au Brooklyn Navy Yard – et connu plusieurs incarcérations et séjours en hôpitaux psychiatriques… Il a commencé à peindre au début des années 1980, réduisant objets et animaux à leur essence graphique tout en leur donnant une palpitante présence. Il est mort en 1998, alors que ses oeuvres entraient dans les collections de musées comme le Philadelphia Museum of Art.

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