Maroc : Benkirane-Chabat, un duo bien singulier
Entre Abdelilah Benkirane et Hamid Chabat, la guerre des ego est déclarée. Tout alliés soient-ils au sein de la coalition au pouvoir, le patron du PJD et celui de l’Istiqlal ne semblent pas près de se rabibocher. Bien au contraire.
Maroc : l’alternance à pas feutrés
Le premier, leader du Parti de la justice et du développement (PJD), dirige le gouvernement depuis un an. Le second, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM), a, il y a trois mois, arraché de haute lutte la direction de l’Istiqlal, principale composante de la coalition gouvernementale. Abdelilah Benkirane et Hamid Chabat sont donc des alliés. Mais leurs querelles ont tendance à dominer la scène politique.
En principe, trois partis forment l’opposition, le Parti Authenticité et Modernité (PAM), l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Rassemblement national des indépendants (RNI), mais ne mènent aucune action concertée contre le gouvernement. En réalité, l’opposition, c’est Hamid Chabat qui l’incarne et l’entretient chaque jour. Dès son ascension spectaculaire au sommet de l’Istiqlal, le 23 septembre, il a réclamé à cor et à cri un remaniement du gouvernement, souhaitant que son parti y ait une meilleure place et, accessoirement, pour en écarter certains de ses représentants, dont Nizar Baraka, le ministre des Finances, qui avait mal voté dans la bataille pour la direction.
Benkirane a tenu bon. Lors d’une rencontre, il a lancé à son incommode partenaire qu’il pouvait toujours se retirer de la coalition : « La terre de Dieu est vaste. » La polémique s’est atténuée un moment. Mais ce n’est que partie remise. Tôt ou tard, les chamailleries vont reprendre.
Coépouses
Taoufiq Bouachrine, dans le quotidien Akhbar Al Youm, compare le duo « à deux coépouses sous le même toit ». Bien vu. À coup sûr, la guerre des ego est allumée et elle n’est pas près de s’éteindre. Profils croisés des deux belligérants.
Abdelilah Benkirane et Hamid Chabat ont des itinéraires contrastés, mais aussi des traits communs qui exacerbent leur antagonisme plutôt qu’ils ne l’atténuent. Le premier est né à Rabat, en avril 1954, dans une famille de modestes commerçants. Le second a vu le jour en août 1953 à Taza, non loin de Fès. À l’âge de 16 ans, il gagne la capitale spirituelle pour fréquenter une école professionnelle qui le destine au métier de tourneur. De son côté, Benkirane passe le bac et poursuit des études de physique.
Abdelilah Benkirane et Hamid Chabat ont des traits communs qui exacerbent leur antagonisme plutôt qu’ils ne l’atténuent.
C’est à l’usine, la Société des industries mécaniques et électriques de Fès (Simef), dans un âpre et périlleux combat, que Chabat a gagné ses galons et réussit à fonder une section de l’UGTM avant de s’élever, de proche en proche, jusqu’au secrétariat général. Benkirane, lui, a fait ses classes politiques dans les rangs de la Chabiba Ittihadia (Jeunesse USFP) avec Driss Lachgar, député socialiste de Rabat, élu le 16 décembre dernier à la tête de l’USFP). C’est parce qu’il n’a pas supporté, paraît-il, que ses camarades « déjeûneurs » prennent des libertés avec la religion pendant le ramadan qu’il a troqué la Chabiba Ittihadia contre la Chabiba Islamiya.
Abdelilah Benkirane est issu d’une famille de modestes commerçants de Rabat. © Reuters
S’agissant de la confrontation avec le pouvoir et du recours à la violence, l’islamiste et le syndicaliste n’ont pas été épargnés par la répression et ont finalement fait des choix concordants. Benkirane s’est vite rendu compte qu’il faisait fausse route, surtout lorsque la Chabiba Islamiya, dominée par Abdelkrim Motie, a commandité l’assassinat du leader socialiste Omar Benjelloun, en décembre 1975. Il opte malgré lui pour le légalisme à tous crins et se démène pour faire accepter son parti sur l’échiquier politique. Chabat s’est aussi retrouvé plus d’une fois au coeur de la tourmente, en particulier en décembre 1990, lorsque la grève générale a tourné à l’émeute. Accusé d’avoir provoqué « l’incendie de Fès », il a dû passer à la clandestinité en attendant des jours meilleurs.
Au cours des dernières années de son règne, Hassan II prend une option sérieuse sur la démocratie. C’est auprès du suffrage universel que nos deux hommes, chacun de son côté, cherchent audience et légitimité. La même année, en 1997, ils font leur entrée au Parlement. Député de Salé, Benkirane sera réélu régulièrement. Chabat siège d’abord à la Chambre des conseillers, avant d’être élu député (en 2002) et maire de Fès (en 2003). Ils sont loin cependant de mener leurs campagnes électorales respectives de la même manière.
Cousins, cousines
L’islamiste s’appuie très classiquement sur les groupes de base et organisations annexes (jeunesse, femmes, professions libérales, etc.). Ses meetings sont dûment enregistrés sur vidéo et aussitôt diffusés sur le site du PJD.
Le syndicaliste, lui, outre les moyens du parti, table sur des réseaux qui ne dépendent que de lui. Ainsi, à Fès, qui souffre de l’absence de parkings, les rues affectées au stationnement sont exploitées par des hommes choisis par la mairie, qui sont autant d’agents électoraux.
Autre originalité du leader istiqlalien : son épouse – et cousine -, Fatima Tarik, joue un rôle majeur dans son ascension. Au cours des heures sombres, elle était à ses côtés, n’hésitant pas à tenir tête à la police. Lors des élections, elle n’a pas son pareil pour rameuter les familles, y compris pour son propre compte puisqu’elle-même siège, depuis 2002, au Parlement.
Hamid Chabat, nouveau leader d’Istiqlal et maire de Fès. © AFP
Benkirane a également épousé une cousine, qui, assurent ses proches, joue un rôle essentiel auprès de son mari. Un rôle qui, par la force des choses islamistes, se doit de rester discret. Après sa nomination à la tête du gouvernement, l’hebdomadaire Al Ayam avait consacré un reportage glamour à la famille Benkirane. Les Marocains avaient apprécié. Pas les islamistes. À la même époque, on a pu voir Mme Benkirane sur une chaîne arabe, une initiative restée sans lendemain.
Talent partagé
Une dernière touche pour évoquer une qualité que Benkirane et Chabat ont en partage : tous deux sont d’excellents orateurs. Ils savent tenir une salle, gagner sa sympathie, provoquer son indignation ou son adhésion et, surtout, la faire rire aux dépens de leur adversaire. Leurs prestations sont de véritables shows. Après avoir longtemps prêché dans les mosquées, Benkirane est devenu un tribun exceptionnel. S’il n’a pas la science islamique, Chabat n’est pas en reste. L’ancien tourneur n’est pas inculte comme on le dit. Il s’exprime dans un arabe précis et efficace, truffant ses propos de versets et hadiths. Ce talent partagé ne leur sera pas de trop pour atteindre leurs objectifs opposés.
L’islamiste fait tout pour se maintenir à la tête du gouvernement. Le syndicaliste se pose en challengeur pressé. Ayant conquis l’Istiqlal, il aspire à conquérir le gouvernement. Pour le moment, il n’est pas question que son vénérable parti serve, dans la coalition dirigée par le PJD, de force d’appoint. Il veut obtenir un réaménagement du gouvernement pour y placer des hommes (et des femmes) à sa main et, demain, à l’occasion d’élections (de préférence anticipées), modifier le rapport des forces avec le PJD.
Dans cette guerre déclarée, Benkirane dispose d’un atout : sa popularité, demeurée intacte. Les Marocains le créditent de bonne volonté. Ce sont « les autres » (« les démons et les crocodiles », comme il dit) qui lui mettent des bâtons dans les roues. À l’adresse de l’opposition, qui dénonçait la modicité de ses réalisations, il s’est écrié : « Ce n’est pas en un an que nous pouvons accomplir les réformes nécessaires. J’agis à mon rythme, je réussirai ou j’échouerai à mon rythme ! »
L’islamiste fait tout pour se maintenir à la tête du gouvernement. Le syndicaliste se pose en challengeur pressé.
Déstabilisation
C’est compter sans Hamid Chabat, qui a son idée sur le rythme et le temps. Et a visiblement décidé de bousculer le chef du gouvernement. Il a même lancé une offensive en forme d’opération de déstabilisation.
Parlant devant les anciens d’une prestigieuse grande école française réunis fin novembre dans un palace de Casablanca, il a accusé le gouvernement de « n’avoir pas pris la mesure des prérogatives que lui donne la nouvelle Constitution » et de « ne pas être à la hauteur des défis qui attendent le pays ». Puis d’égrener les griefs : « confrontation dangereuse avec le patronat », « gel du dialogue social », « marginalisation des femmes » et, surtout, « incompétence ».
Le leader istiqlalien était flanqué de plusieurs grosses têtes du parti : Adil Douiri, Karim Ghellab, Yasmina Baddou, Taoufiq Hejira… « Une dream team, en embuscade », prête à prendre la relève, comme l’écrit Fahd Yata dans l’hebdomadaire La Nouvelle Tribune. Que va-t-il se passer maintenant ? Chabat a appelé de ses voeux la chute du gouvernement. Il peut lui mener la vie dure, mais il ne peut pas l’abattre. La décision est entre les mains du roi. Heureusement ?
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