Maroc : l’apprentissage du pouvoir

Elle a hérité d’une conjoncture marocaine difficile, essuyé les plâtres de la nouvelle Constitution et les critiques virulentes de l’opposition. Un an après sa nomination, l’équipe de Benkirane peine à tenir ses promesses.

Abdelilah Benkirane au 7e congrès du PJD, le 14 juillet à Rabat. © AFP

Abdelilah Benkirane au 7e congrès du PJD, le 14 juillet à Rabat. © AFP

Publié le 8 janvier 2013 Lecture : 6 minutes.

Maroc : l’alternance à pas feutrés
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Maroc : l’alternance à pas feutrés

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« Nous sommes condamnés à réussir », veut (se) convaincre Mustapha Khalfi, le ministre de la Communication. À 39 ans, le cadet de l’équipe du Parti de la justice et du développement (PJD, à référentiel islamiste), également porte-parole du gouvernement, est un adepte de la méthode Coué. Ses propos sont aussi un aveu implicite de la difficulté de la tâche. Un an après les élections législatives du 25 novembre 2011 qui les ont portés au pouvoir, les islamistes sont pour le moment encore loin de tenir leurs promesses, à savoir une croissance de 7 % (elle n’atteindra même pas les 3 % cette année), le maintien du déficit budgétaire dans la limite de 3 % du PIB (il s’est creusé à 7,85 %) et un doublement de l’investissement public, tout de même en hausse de 12,8 %, à 188 milliards de dirhams (DH, 16,8 milliards d’euros). Sans oublier la promesse de réduire de moitié la pauvreté, qui touche encore plus de 8 % des Marocains, tout particulièrement en milieu rural (où près de 24 % de la population vit en dessous du seuil national de pauvreté, seuil estimé par le HCP à 9,8 DH par personne et par jour).

À sa décharge, le gouvernement d’Abdelilah Benkirane, nommé le 3 janvier 2012, a hérité d’une situation économique difficile, avec une récession en Europe, des déficits publics et commerciaux en pleine expansion, un taux de chômage des jeunes de 15 ans à 24 ans supérieur à 15 % (et à plus de 30 % en milieu urbain). « Cette année, on a réussi à préserver les équilibres macroéconomiques, indique le ministre de la Communication, qui défend le bilan gouvernemental. Ce qui ne nous a pas empêché de débloquer des fonds pour les plus défavorisés : 2,5 milliards de DH pour la couverture médicale au profit de 2 millions de personnes, 1 milliard pour garantir le seuil minimum des pensions de retraite, 620 millions pour la scolarisation des enfants des familles démunis, 160 millions au profit de 40 000 femmes divorcées dans le cadre du fonds pour la solidarité sociale, 2 milliards pour lutter contre les effets de la sécheresse, etc. » En 2013, le gouvernement va poursuivre le ciblage des couches les plus pauvres de la population, lancer de grands chantiers (réforme de la fiscalité, des retraites et de la caisse de compensation) et compte ramener le déficit budgétaire aux alentours de 5 %.

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À petites doses

Du côté des chefs d’entreprise, dont certains ont pris fait et cause en 2011 pour le « parti de la lanterne » plus par ras-le-bol de la corruption et de l’affairisme que par conviction, les critiques se font de plus en plus vives. « On ne doute pas de la bonne foi de leurs intentions, indique un patron de Casablanca. Mais ils font preuve d’inexpérience et d’incompétence dans la conduite des politiques publiques. » Et de citer le projet de loi de finances qui prévoit d’imposer toutes les sociétés qui font plus de 200 000 DH de bénéfices. « Cela touche des PME qui sont en phase d’investissement, ajoute l’entrepreneur. Il existe d’autres moyens de ponctionner les riches, comme les taxes sur les résidences secondaires ou les grosses cylindrées… » Même son de cloche concernant la taxe de solidarité de 3 % pour les salaires supérieurs à 25 000 DH. Cela touche la classe moyenne citadine, qui, une fois le loyer, les frais de santé et de scolarité payés, ne roule pas forcément sur l’or.

Sans réelles idées neuves, les islamistes collent à la vision de développement socioéconomique du cabinet royal en essayant d’amadouer un libéralisme qui creuse les inégalités. D’où leur projet de redistribution des richesses et leur volonté d’injecter une petite dose de protectionnisme. Mais, pour nombre d’experts, ces politiques sont difficilement applicables dans une économie de marché.

Cette équipe n’arrive pas à délivrer ses projets et joue de démagogie.

Salaheddine Mezouar, président du Rassemblement national des indépendants (RNI)

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Au niveau de l’administration, la gouvernance du PJD crée aussi des tensions. Certains hauts fonctionnaires sont frustrés de la remise en question systématique des politiques passées. « Rabat est à l’arrêt, justifie l’un d’eux. On se demande quelle est l’orientation de fond, la capacité de programmation et de préparation des dossiers du gouvernement. » Contrairement à leurs prédécesseurs, les ministres du PJD ne font pas ou très peu appel aux cabinets de consulting et de stratégie. Un problème de confiance avec ce qui vient de l’extérieur et la volonté de faire par eux-mêmes. Le processus de décision semble également assez long. Sur les vingt lois organiques prévues dans le cadre de la nouvelle Constitution, la plupart n’ont pas encore été soumises au Parlement – et seules trois ont été adoptées.

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Pressions

Chez leurs adversaires politiques, les critiques sont bien plus vives. « Cette équipe n’arrive pas à délivrer ses projets et joue de démagogie », indique Salaheddine Mezouar, président du Rassemblement national des indépendants (RNI). D’autres dénoncent les déclarations du chef du gouvernement évoquant « les démons et les crocodiles » qui entravent la bonne marche de son action. « Avec leurs propos, les islamistes se mettent à dos les syndicats. Ils utilisent aussi la religion pour restreindre les libertés », se plaint, pour sa part, un ancien ministre socialiste.

Pour le PJD, toutes ces critiques n’ont pas lieu d’être. Les cadres du parti soulignent les progrès accomplis sur le chemin de la transparence et de la bonne gouvernance avec, notamment, la publication des agréments, la facilitation du travail de la Cour des comptes, dont les dossiers sont directement transmis à la justice, ou encore l’engagement de la réforme de la Caisse de compensation, l’aide visant à améliorer la compétitivité des entreprises, le soutien à l’exportation, la formation professionnelle, etc.

Mais l’opposition spécule déjà, elle, sur la durée de vie du gouvernement. Théoriquement, selon la nouvelle Constitution, le roi ne peut renvoyer le chef du gouvernement. Si Benkirane doit tomber, ce sont ses partenaires qui devront le faire choir. Et en l’occurrence Hamid Chabat, son principal allié, ne lui facilite pas la tâche. Depuis son élection à la tête de l’Istiqlal, il ne cesse de faire pression pour un remaniement ministériel et rivalise dans le discours réformateur et populiste. Il a même préparé un mémorandum pour corriger la gestion gouvernementale, dont il compte discuter avec les autres composantes de la majorité.

Un "nouveau" roi populaire

Un petit douar de la région de Benguerir, mi-novembre. Brahim reçoit sa famille de Casablanca. La discussion tourne vite autour de la visite royale dans la région, que les paysans du village n’ont pas voulu rater. Mohammed VI a inauguré récemment plusieurs projets de la Ville verte à Benguerir. Ce pôle urbain de 1 700 ha va se doter de nouvelles infrastructures socioéconomiques, dont une université polytechnique qui accueillera 12 000 étudiants et 1 000 chercheurs. « Sous Hassan II, le Maroc s’arrêtait à Settat [la ville de l’ex-tout-puissant ministre de l’Intérieur, Driss Basri, NDLR], indique l’hôte. Aujourd’hui, le "nouveau" roi promeut le développement partout. C’est lui qui a fait installer l’électricité dans les villages des alentours en 2003. P.A.

Peuple contre bourgeoisie

Pour l’instant, Benkirane reste inflexible et mise sur sa popularité, encore forte. Ses interventions télévisées sont largement suivies, même si le leader a tendance à en abuser. Il exige que ses discours passent dans leur intégralité, et peu importe s’ils sont beaucoup plus longs que ceux du roi. Attaqué récemment par ses adversaires au Parlement, il n’a pas hésité à rappeler le rapport des forces. « S’il y a un doute, sortez avec moi dans la rue ! » a-t-il proposé aux députés de l’opposition. Ses conseillers lui suggèrent pourtant une posture plus consensuelle s’il ne veut perdre, à terme, de son crédit. Il continue aussi de jouer, dans ses discours, le peuple contre la bourgeoisie. « La réalité de la société marocaine, ce n’est pas l’avenue Mohammed-V, rappelle l’un de ses proches. C’est établir des contacts avec la population. » Dans la pratique, il prône de plus en plus la concertation avec les corps intermédiaires de la société.

Du côté du Palais, on ne critique pas officiellement la gouvernance du PJD. Les islamistes renouvellent régulièrement les gestes d’allégeance et veulent mettre leur parti au service du roi. On a aussi tout intérêt à ce que le gouvernement réussisse à faire passer les mesures impopulaires comme la réforme de la Caisse de compensation ou celle des retraites – deux bombes sociales -, mais on conserve la main sur les questions de sécurité, de diplomatie, et sur les grands projets de l’État.

Début octobre, la tournée du roi, à la tête d’une imposante délégation de 300 personnes, dans les pays du Golfe a relégué les ministres au rôle de figurants. Et quand le gouvernement cherche à passer en force pour revoir le cahier des charges des télévisions publiques, les conseillers royaux imposent les recadrages nécessaires. Benkirane serait-il en gouvernance surveillée ?

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