Tunisie : promotion chômage
Un an après son arrivée aux affaires, la troïka au pouvoir peine à trouver des réponses adéquates au problème de l’emploi des jeunes. Dans les régions de l’intérieur, l’exaspération est à son comble.
Moncef Marzouki est conscient de la gravité de la situation en Tunisie. « Que vaut une démocratie qui ne nourrit pas les ventres affamés ? » déclarait le chef de l’État tunisien lors de la célébration de la fête de la République, le 25 juillet dernier. Depuis, manifestations et débrayages se sont multipliés. Le 16 octobre, Thala, dans le gouvernorat de Kasserine (Centre-Ouest), est paralysé par une grève générale. La deuxième en deux semaines après celle du 7 octobre. En colère, les habitants se disent « oubliés » et « marginalisés ». Leurs revendications sociales sont restées lettre morte. Fin novembre, c’est au tour de Siliana, à 127 km au sud-ouest de Tunis, de s’embraser. Parmi les principales revendications de la population, le limogeage du gouverneur, « pas à la hauteur », et la mise en place d’« un vrai programme de développement économique pour les chômeurs de la région ». Dans ce gouvernorat de 235 000 personnes, le taux de chômage dépasse 20 %. « Nous n’avons pas qu’une seule Siliana », s’inquiète ouvertement le président Marzouki au bout de cinq jours d’émeutes.
Évolution du nombre de diplômés-chômeurs
55 800 en 2005
139 000 en mai 2010
175 000 en juin 2012 (sur un total de 700 000 sans-emplois)
Selon le dernier bulletin trimestriel publié en septembre par l’Institut national de la statistique (INS), le nombre de chômeurs était de 691 700 en juin 2012, contre 491 800 à la fin de 2010. Dans une déclaration citée par l’agence TAP, Jalel Eddine Ben Rejeb, directeur de l’INS, précise que le gouvernorat de Tataouine (Sud-Est) détient le record de sans-emplois : 51,5 %, pour une moyenne nationale de 17,6 %. Un sit-in est organisé devant le gouvernorat. Les jeunes chômeurs demandent leur intégration dans les sociétés pétrolières de la région. Le 21 septembre, de guerre lasse, les habitants de Tataouine se mettent en grève générale, soutenus par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Le 16 octobre, El-Ksar, à l’ouest de Gafsa, en fait autant. Ses habitants réclament des créations d’emplois pour les jeunes et exigent qu’une part des revenus des phosphates revienne à la région. Ici, le principal employeur s’appelle la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Sur les 50 151 candidatures déposées lors du dernier concours de recrutement, réservé aux quatre localités du bassin minier (Oum Laarayes, Metlaoui, Redeyef et Mdhilla), 2 589 seulement ont été retenues. Ce qui n’a pas manqué de soulever une vague de colère. Paradoxalement, l’une des régions les plus riches du pays affiche un taux de chômage des plus élevés (40 %, voire plus à Gafsa Sud), selon le ministère du Développement régional et de la Planification.
À Sidi Bouzid, la colère gronde depuis octobre. Malgré les promesses, la situation socioéconomique n’a guère changé depuis plus de un an. Joint par téléphone, Jasser Amami, président de l’Association Citoyenneté et culture numérique (Accun), basée dans la délégation de Menzel Bouzayane, évoque un « ras-le-bol » général dans la région. « La situation socioéconomique est catastrophique. Il faut comprendre que si les gens protestent aujourd’hui c’est parce que la situation n’a vraiment pas changé. À Menzel Bouzayane, le taux de chômage est de 42 % ! » s’indigne-t-il. Le 19 octobre, Gabès rejoint le mouvement. Une grève générale est observée dans la localité du Chatt Essalem pour protester contre les résultats du concours de recrutement du Groupe chimique tunisien (GCT).
Les diplômés de l’enseignement supérieur sont les premiers à souffrir du chômage, comme l’a souligné l’ONG américaine International Crisis Group (ICG) dans son rapport sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient publié en juin 2012. Elle y indique que « trois ratés économiques majeurs ont précipité la chute du régime de Ben Ali : la corruption, les inégalités régionales de développement liées à la répartition inéquitable des fruits de la croissance et le chômage massif des diplômés dû à la faillite du rôle employeur de l’État ».
Lourd héritage
Salem Ayari est au chômage depuis 2004, date à laquelle il a obtenu sa maîtrise en langue arabe. Aujourd’hui, il est le coordinateur national de l’Union des diplômés-chômeurs (UDC), une association qui compte 10 000 adhérents depuis sa légalisation en 2011, contre 70 l’année de sa création, en 2006. « Nous avons créé vingt-quatre bureaux régionaux, un par gouvernorat », explique Salem Ayari. Le 29 septembre, l’UDC a organisé une grande marche à Tunis. « Travail, liberté, dignité ! » scandaient les manifestants, rappelant les premiers slogans de la révolution, en décembre 2010.
Chaque année, ils sont quelque 75 000 à quitter l’université diplôme en poche. En cinq ans, le nombre de diplômés-chômeurs a connu une augmentation de 150 %, passant de 55 800 en 2005 à 139 000 en mai 2010, puis à 175 000 en juin 2012 (chiffres INS). C’est la catégorie la plus touchée par le chômage. Des chiffres inquiétants, mais qui seraient en réalité bien pires. Dans un article publié par le quotidien La Presse (6 février 2011), Brahim Oueslati, directeur général de l’Observatoire national de la jeunesse, affirme que le taux réel des diplômés-chômeurs s’élèverait à 44,9 %, contre un chiffre officiel de 22,5 % en 2009.
Lenteur
À la tête du ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle du 27 janvier au 24 décembre 2011, Saïd Aïdi reconnaît l’existence d’« inégalités flagrantes entre les régions » dès la sortie de l’université : « 20 % des diplômés de l’université de Tunis Al-Manar et de l’université de Carthage restent au chômage dix-huit mois en moyenne après la fin de leurs études. Le taux est de 50 % pour les universités de Gafsa, Gabès et Jendouba. Il est de 40 % dans presque toutes les autres universités. » Dans son ouvrage La Prochaine Guerre en Tunisie, la victoire en 5 batailles (Éd. Cérès, juin 2011), Cyril Grislain Karray, ancien associé chez McKinsey & Company, qualifie la lutte contre le chômage de « guerre » à laquelle il faut se préparer. À la parution de son livre, il a fait une tournée dans les universités pour expliquer aux étudiants qu’« un diplôme, c’est bien, mais un emploi c’est mieux ! » Un an et demi plus tard, la situation l’inquiète toujours. « Pour la structure actuelle de la demande, on manque de main-d’oeuvre qualifiée et on a trop de diplômés. Il faut créer des mécanismes de "carotte et bâton" pour faire basculer les diplômés dans des métiers moins prestigieux », estime-t-il. Une enquête présentée le 5 octobre par le Centre tunisien de veille et d’intelligence économique (CTVIE) montre que sept entreprises sur dix ont des difficultés pour trouver des employés qualifiés.
Le chômage en Tunisie est un problème structurel mais aussi conjoncturel. « Quand j’ai pris mes fonctions de ministre à la fin de janvier 2011, nous avions déjà 520 000 sans-emplois, rappelle Saïd Aïdi. À cela s’est ajouté un nombre considérable de personnes qui venaient de perdre leur emploi, notamment dans le tourisme et la distribution, secteurs directement touchés par la révolution. Et puis il y a eu un retour massif des Tunisiens travaillant en Libye. À la fin de mai 2011, ils étaient 700 000 chômeurs, dont 170 000 diplômés du supérieur. »
Durant son exercice, Saïd Aïdi a « accompagné » la création de quelque 30 000 emplois dans le secteur privé et 24 000 dans la fonction publique (outre les 11 000 personnes recrutées directement par le ministère de l’Intérieur). Son plan d’urgence, qui devait tenir compte des réalités structurelles et conjoncturelles, se déclinait en quatre axes principaux : stimuler l’emploi dans les secteurs d’avenir, comme le projet de reconstitution et de numérisation du patrimoine de la Bibliothèque nationale, qui visait à créer des emplois dans des spécialités à employabilité difficile (lettres, patrimoine, etc.), préserver les emplois dans le secteur touristique, stimuler l’esprit entrepreneurial en encourageant les initiatives et opérer des actions de reconversion vers des filières qui augmentent l’employabilité. Autre mesure qui a marqué son mandat : la bourse Amal (« espoir »), un programme d’aide à la recherche d’emploi destiné aux diplômés du supérieur. Il s’agit d’une allocation de 200 dinars (97 euros) en plus de la couverture médicale à titre d’indemnité pour la recherche active d’emploi pendant une année au maximum. Ce programme a été révisé par le gouvernement de Hamadi Jebali et remplacé, à partir du 21 août 2012, par un programme « d’encouragement à l’emploi » qui supprime l’allocation financière.
Le ministère de l’Emploi évoque un "problème de la culture du travail". Colère des intéressés.
Étant donné la gravité de la situation, les deux plans sont loin d’être suffisants, mais l’ancien ministre rappelle que son mandat était « très limité » dans le temps et qu’il n’avait pas la légitimité nécessaire pour engager une réforme de fond : « Nous avions une première échéance d’un mois un demi avant le 15 mars, date de la fin du mandat du président intérimaire, Fouad Mebazaa, une deuxième échéance de quatre mois quand les élections ont été fixées au 24 juillet et encore quatre mois quand celles-ci ont été reportées au 23 octobre. Nous avions une légitimité fonctionnelle mais pas une légitimité élective. La seule chose que nous pouvions faire était de créer les conditions pour des réformes et non de réformer. »
Le gouvernement qui lui a succédé disposait de cette légitimité électorale, mais, un an plus tard, il se retrouve sous le feu des critiques. « Le problème de l’emploi est aujourd’hui le dernier dossier qui importe au gouvernement, alors que c’est crucial », s’insurge Salem Ayari. Pourtant, les créations d’emplois étaient un engagement électoral important. « On a fait beaucoup de promesses d’autant plus dangereuses qu’on est en période révolutionnaire », regrette Saïd Aïdi. Ennahdha s’était ainsi engagée à créer 590 000 emplois sur cinq ans. Une fois la troïka – Ennahdha et deux partis de gauche, Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) – installée au pouvoir, Abdelwahab Maatar, ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, déclare au journal Al-Chourouk qu’il ambitionne de créer 225 000 emplois en 2012. Au mois de septembre, le même ministre revoit ce chiffre à la baisse et indique un objectif de 100 000 emplois pour l’année. Au début d’octobre, dressant un bilan partiel de son action, il annonce la création de 61 000 emplois durant le premier semestre.
Opacité
Malgré l’urgence du dossier, le gouvernement « élu » aura attendu sept mois avant d’organiser, en juin 2012, un Congrès national pour l’emploi et d’appeler à l’élaboration d’« un véritable programme d’urgence pour l’emploi et d’une stratégie nationale en la matière », dixit Abdelwahab Maatar. Durant ce même mois de juin, la troïka au pouvoir propose un projet de loi relatif à un recrutement exceptionnel dans la fonction publique prévoyant, outre le programme d’embauche dans la fonction publique par voie de concours externes, le recrutement direct d’une personne par famille de blessés ou de martyrs de la révolution et de bénéficiaires de l’amnistie générale. Un arrêté est signé le 28 septembre par le chef du gouvernement portant nomination des membres d’une commission mixte chargée de l’examen des dossiers de recrutement de ces catégories de personne.
Dans un rapport publié en octobre, le ministère de l’Emploi signale un recul du chômage de 1,3 % entre le premier et le deuxième trimestre 2012 (de 18,9 % à 17,6 %), et affirme que ce chiffre de 61 000 emplois créés n’englobe pas les recrutements dans la fonction publique annoncés récemment. Mais ces embauches sont loin de satisfaire les revendications de l’UDC. « Le gouvernement précédent n’a pas résolu le problème mais au moins était-il transparent dans les recrutements ; tout était public et les critères étaient clairs. Aujourd’hui, nous constatons une grande opacité dans les embauches », déplore le coordinateur national de l’association.
Au ministère de l’Emploi, on pointe du doigt les chômeurs. « Plusieurs secteurs manquent de main-d’oeuvre au point qu’ils nous demandent de leur fournir des travailleurs étrangers. Il s’agit d’entreprises évoluant dans le bâtiment, le sanitaire, la menuiserie, la mécanique, le soudage et l’agriculture », peut-on lire dans le dernier rapport du ministère de l’Emploi. Les besoins de ces entreprises se chiffrent à 100 000 employés, selon le ministère, qui évoque « une réticence et un problème de la culture du travail en Tunisie ». Ce n’est pas l’avis de Salem Ayari, qui se dit « prêt à accepter n’importe quel poste dans n’importe quel secteur du moment qu’il est dignement payé ». Entre-temps, et après une rumeur qui a circulé à l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat) faisant état de 50 000 ouvriers égyptiens mobilisés pour la cueillette d’olives, le ministre de l’Emploi propose aux diplômés-chômeurs de participer à cette cueillette pour avoir une priorité d’emploi dans le secteur privé. Tollé à l’UDC, qui qualifie cette proposition de « mascarade ».
Presque deux ans après le départ de Ben Ali, les régions de l’intérieur et les diplômés-chômeurs bouillonnent encore. Loin des débats et querelles idéologiques dont les médias font leurs choux gras, l’emploi reste, un an après l’arrivée au pouvoir de la troïka, le problème numéro un du pays.
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