Maroc – Abdellah Tourabi : « La partie d’échecs entre Al Adl et l’État ne fait que commencer »
Selon ce spécialiste de l’islam politique, l’après-Yassine restera marqué par l’héritage intransigeant du cheikh. Mais il n’est pas exclu que la relève assouplisse un jour la ligne d’Al Adl wal Ihsane.
Ceux qui ont assisté aux funérailles d’Abdessalam Yassine, le 14 décembre, à Rabat, ont pu constater l’impressionnante force de mobilisation d’Al Adl wal Ihsane. Depuis les années 1970, le mouvement a réussi à s’ancrer dans la société marocaine, au point d’offrir un concentré du « pays profond ». La foule disciplinée et silencieuse qui accompagnait, ce jour-là, le cheikh au cimetière des Chouhada est un instantané du royaume du Maroc. Vieillards en djellaba et turban, jeunes au look branché, ingénieurs et citoyens lambda, adeptes et sympathisants étaient nombreux. Combien ? La direction du mouvement a refusé la guerre des chiffres, et d’ailleurs la police n’en donne pas.
« Rabat », comme on dit pour nommer l’État, a tout simplement fait comme si de rien n’était. Même la presse francophone (celle de l’élite) était frappée, ce matin-là, d’une soudaine myopie, omettant de revenir sur la mort, la veille, de Yassine, étalée à la une de tous les quotidiens arabophones. Mais de loin, alors que le cortège soulignait le potentiel d’un mouvement éminemment contestataire, un observateur lâchait dans un souffle : « Si le Parti de la justice et du développement [PJD, qui dirige aujourd’hui la coalition gouvernementale, NDLR] est l’opposition islamiste de Sa Majesté, l’opposition à Sa Majesté est là. » Glaçant.
Jeune afrique : Que change la mort du cheikh Yassine dans le paysage politique marocain ?
Abdellah Tourabi : Le décès d’Abdessalam Yassine marque d’abord la disparition de l’un des derniers opposants historiques à la monarchie au Maroc, fondateur et chef spirituel d’une organisation islamiste populaire et influente. À court terme, cette fin biologique ne changera pas grand-chose à la configuration politique actuelle. Al Adl place en effet son activité en dehors des institutions officielles et préfère investir d’autres secteurs, plus porteurs en termes de contestation et d’opposition à l’État. On l’a vu l’année dernière dans le cadre du Mouvement du 20-Février, où l’organisation du cheikh Yassine a été fortement présente. Il est probable donc qu’Al Adl, même après la disparition de son chef, continue d’adopter cette stratégie contestataire visant à affaiblir et à déstabiliser le pouvoir. C’est à une longue et patiente partie d’échecs que se préparent les deux adversaires.
Y a-t-il une crise de succession possible à l’intérieur d’Al Adl ?
Je ne le crois pas. Il est évident que le décès du cheikh Yassine est une grande perte pour le mouvement. Pour différentes raisons, c’est un personnage irremplaçable pour ses adeptes, mais Al Adl se préparait déjà à cette éventualité, notamment après la détérioration de la santé du cheikh depuis quelques années. La Jamaa dispose de règles strictes, élaborées par Yassine lui-même, pour fixer la question du choix des instances dirigeantes, y compris celui du « guide général », le chef spirituel et politique du mouvement. D’ailleurs, depuis plus de six ans, à cause de l’âge avancé du cheikh et de sa santé fragile, Al Adl était géré en réalité d’une façon collégiale par le conseil de la guidance, la plus haute instance du mouvement.
Yassine et ses disciples considèrent que la monarchie est illégitime et non conforme à l’idéal islamique d’un régime juste et vertueux.
Justement, que représentait le cheikh Yassine pour ses adeptes ?
Pour ses adeptes, il était un guide spirituel, un chef politique et un modèle de vie. Dans une pure tradition soufie, le cheikh Yassine représentait pour ses disciples un pôle de sainteté, entouré de grâce et de baraka, dont la proximité et le compagnonnage sont source de salut spirituel. Il était aussi un chef politique en raison de son opposition à la monarchie et de ses idées, qui constituent un programme politique et une ligne de conduite pour le mouvement qu’il a fondé. Enfin, ses partisans lui vouaient une admiration sans limite et continueront de voir en lui un modèle de courage, de rectitude morale et de résistance.
En somme, Al Adl est-il une confrérie, un mouvement contestataire ou un parti en devenir ?
Al Adl est tout cela à la fois. À l’image des confréries, Al Adl place au coeur de sa formation et de son programme les questions de l’éducation spirituelle, du compagnonnage d’un cheikh et du lien indéfectible de « fraternité » entre les membres de la communauté. C’est pour cette raison qu’Al Adl est accusé d’être une secte dirigée par un chef spirituel aveuglément suivi par ses adeptes. Par ailleurs, la nature contestataire du mouvement est liée à un positionnement politique : Yassine et ses disciples considèrent que la monarchie est illégitime et non conforme à l’idéal islamique d’un régime juste et vertueux. Quant à la question du parti, Al Adl dispose déjà d’une structure nommée Cercle politique, qui se charge de gérer les activités politiques du mouvement. Ce dernier est donc susceptible de se transformer, au gré de l’évolution des rapports avec l’État, en parti.
Faut-il lire l’indifférence des officiels à l’annonce de la mort de Yassine comme le signe d’une réconciliation impossible ?
Cette indifférence traduit le poids du conflit qui oppose l’État marocain au mouvement et les dissensions profondes qui les séparent. Il ne faut pas oublier qu’en 2011, quand le Printemps arabe battait son plein, Al Adl était à la pointe de la mobilisation contestataire et qu’il a fourni au Mouvement du 20-Février l’essentiel de ses moyens humains et logistiques. Le flou autour des raisons de sa participation au sein de ce mouvement de protestation politique et sociale cachait à peine son souhait et but ultime : affaiblir la monarchie et la renverser si possible. Forcément, cela a laissé des traces chez les officiels marocains.
Al Adl juge inutile et illusoire la stratégie, adoptée par le PJD, qui consiste à accepter les règles du jeu politique marocain
Pourquoi le mouvement refuse-t-il de participer aux élections ? Pour qui votent ses disciples ?
On l’a dit, Al Adl refuse de reconnaître le caractère religieux de la monarchie et conteste au roi le statut de Commandeur des croyants. Or cette reconnaissance est un prérequis, notamment pour les partis islamistes, afin d’accéder à la vie politique officielle et aux institutions représentatives du pays. Tous les partis islamistes marocains, à l’image du PJD, sont passés par là pour être autorisés et intégrés. Selon une vision eschatologique, le mouvement du cheikh Yassine considère également que la monarchie héréditaire, en vigueur au Maroc, s’oppose au califat, qui doit constituer l’horizon politique et religieux des musulmans. Les membres de la Jamaa préfèrent donc ne pas participer à des élections, dépourvues d’enjeux selon eux, et la direction du mouvement ne donne aucune consigne de vote, pas même au profit des formations islamistes existantes.
À quoi joue le PJD dans sa relation avec Al Adl ?
Il y a beaucoup de respect et une proximité idéologique évidente entre le PJD et Al Adl en raison de leur appartenance à la même famille islamiste. Mais ça s’arrête là. Les choix politiques et les démarches prônés par les deux organisations sont diamétralement opposés et empêchent toute collaboration ou alliance entre elles. Al Adl juge inutile et illusoire la stratégie, adoptée par le PJD, qui consiste à accepter les règles du jeu politique marocain. Pour Yassine et ses adeptes, ce choix d’un certain gradualisme ne permet pas de transformer la nature despotique de l’État. Inversement, le parti de Benkirane considère l’intransigeance et la radicalité prônées par le cheikh Yassine comme une posture stérile et irréaliste. On est donc en présence de deux visions différentes et opposées : réformiste chez le PJD et révolutionnaire pour Al Adl.
Peut-on identifier un courant « participationniste » et un autre plus intransigeant ?
À court terme, il serait très difficile d’identifier ce genre de courants, car la pensée et la ligne tracée par le cheikh Yassine seront encore présentes et dominantes, et continueront de cimenter le mouvement. Néanmoins, il faut observer une évolution sociologique et démographique au sein d’Al Adl qui pourrait contribuer, dans l’avenir, à un réajustement des positions du mouvement à l’égard de la question de la participation politique. Ainsi, ses cadres, aujourd’hui quadragénaires et quinquagénaires, pourraient être tentés par la « notabilisation » et la sortie d’un militantisme intransigeant dont le coût est très élevé en termes de carrière professionnelle et de stabilité sociale (prison, procès, intimidations policières). Cette situation pourrait pousser de larges pans du mouvement à interpréter autrement la pensée du cheikh Yassine pour l’adapter à une nouvelle ligne plus souple et participationniste.
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Propos recueillis à Rabat par Youssef Aït Akdim
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