Tunisie – Des dizaines de milliers d’élèves privés de professeur
Bloqués dans un statut précaire, les jeunes enseignants maintiennent leur grève et rien ne semble pouvoir débloquer la situation. Bientôt deux mois après la rentrée scolaire, on estime que 150 000 à 400 000 enfants tunisiens n’ont pu faire leur retour à l’école, faute de professeurs.
Ce n’est pas un jour férié, mais chaque 15 septembre est un moment clé pour la Tunisie : celui de la rentrée scolaire, une date précieuse pour les familles et un rendez-vous important pour les gouvernants. « Réussir la rentrée scolaire, au même titre qu’un bon déroulement des examens nationaux, est perçu comme un indicateur de la bonne marche de l’État », précise un ancien député, membre de la commission de l’éducation.
Cette année, 2,3 millions d’élèves étaient appelés à retrouver le chemin des établissements scolaires, mais entre « 150 000 et 400 000 n’ont pas entamé leur année scolaire », selon Ridha Zahrouni, président de l’Association des parents et élèves de Tunisie. En cause, une grève des enseignants vacataires. Un mouvement social qui peut étonner, voire susciter la colère des parents, mais qui, contre toute attente, est respecté, dans la mesure où le tort des enseignants est d’avoir opté pour ce métier et d’avoir cru aux promesses de leur ministère de tutelle.
Sentiment de profonde injustice
Pas de chance pour eux, ils subissent les conséquences d’un système pernicieux mis en place par le gouvernement Youssef Chahed en 2018 afin de complaire au Fonds monétaire international (FMI) qui exigeait, entre autres réformes pour accorder son aide, la compression de la masse salariale dans la fonction publique. Plutôt que de mettre en place des dispositions qui fâchent, comme des départs à la retraite, le gouvernement avait trouvé un moyen de maintenir ses indicateurs au vert et de répondre aux besoins des différents services de l’État.
Un jeu d’écriture dont nul n’est plus dupe
Le recrutement se faisait par le biais d’un contrat de trois ans renouvelable, qui leurrait les signataires puisqu’on leur laissait entendre qu’ils seraient titularisés au bout de ce laps de temps. Sur le papier, les effectifs de la fonction publique demeuraient inchangés, les titulaires de ces contrats émargeant sur d’autres rubriques que celle des salaires. Un héritage devenu plus lourd au fil des ans et que l’actuel gouvernement doit prendre en compte.
Un jeu d’écriture dont nul n’est plus dupe. Dans la pratique, ce contrat ne débouche sur rien dans la mesure où les concours pour les recrutements ne sont pas prévus. Il n’apporte pas de garantie d’emploi et ne confère pas d’avantages, comme c’est le cas pour les titulaires. « En fait rien n’est clair. Le contrat, dont nous n’avons pas copie signée par l’administration, n’est établi que pour donner des moyens légaux d’y mettre fin. Il s’agit ni plus ni moins d’un statut de vacataire qui ne dit pas son nom. Quant aux droits et obligations, on ne sait même pas si nous cotisons aux caisses sociales ou aux impôts », résume une enseignante, qui estime vivre une autre forme de précarité.
Nous nous rendons compte que nous avons été leurrés de bout en bout
Cette situation aurait pu passer inaperçue et perdurer, n’était la visibilité que lui a conférée la grève des enseignants qui bénéficiaient de ce contrat, qu’ils dénoncent aujourd’hui. La goutte qui a fait déborder le vase : le titre d’agent d’enseignement, qui ne correspond à aucun grade dans les structures éducatives et donne le sentiment d’une profonde injustice. « Nous avons cru que des solutions pouvaient être trouvées, nous n’avons pas un seul instant douté de la bonne foi de l’État et nous nous rendons compte que nous avons été leurrés de bout en bout », commente un syndicaliste de la Fédération de l’enseignement de base.
Una année blanche ?
Résultat, les enseignants débrayent, donnent de la voix et exigent une régularisation de leur situation . Des classes entières, y compris à Tunis, n’ont pas de professeurs. Un trop plein que les parents comprennent jusqu’à un certain point : plus de quatre semaines sans cours leur font craindre que la scolarité de leurs enfants ne se solde par une année blanche. « Inadmissible », selon Khaled Zayati, qui prévoit que son fils ne pourra pas bénéficier en sept mois de l’ensemble du programme prévu sur neuf.
On ne badine pas avec la réussite de nos enfants
Il en arrive à regretter d’avoir misé sur l’enseignement public quand il constate que le secteur privé est mieux organisé, ne rencontre pas de problèmes similaires et affiche un meilleur taux de réussite. « Je pensais que le privé opérait une sélection par l’argent, finalement c’est une alternative de qualité », ajoute ce père, qui estime que « la dégradation des infrastructures scolaires dans toute la République ne donne pas envie d’aller à l’école. Pour les générations précédentes, l’école contribuait à un solide avenir. Aujourd’hui elle ne transmet que son échec ».
La situation s’enlise dans des négociations qui tournent court, des exigences que les promesses, toutes ministérielles qu’elles soient, ne peuvent contenter… L’impasse actuelle met à nu les déficiences de l’État sur des secteurs clés comme l’éducation et la santé. « On ne badine pas avec la réussite de nos enfants, on est prêts à tous les sacrifices pour eux », souligne Wided, elle-même enseignante et mère d’enfants en âge scolaire.
Tout est à revoir, de fond en comble
Elle craint qu’une fois cette crise passée, le ministère et le corps enseignant n’oublient de revenir sur l’essentiel : la refonte totale de l’enseignement et la révision des programmes. « Tout est à revoir, de fond en comble. Mieux, il faudrait construire un autre système éducatif sans rien prendre de celui-ci, tant il est sclérosé ». Mais l’enseignante se rebelle : « »Il est injuste que ce bras de fer pèse sur les enfants, opère une rupture avec l’école. » Et participe à augmenter le décrochage scolaire, qui concerne plus de 100 000 enfants chaque année.
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