L’histoire, nouvelle passion marocaine
Longtemps, le passé récent du royaume resta domaine tabou… Mais la chasse gardée ne l’est plus, et les historiens peuvent s’exprimer.
Voilà plus de treize ans que Mohammed VI est monté sur le trône alaouite, ce qui, comparé aux trente-huit années passées par Hassan II à la tête du royaume, pourrait paraître peu. Mais dans ce laps de temps, le souverain a montré une forte propension à se démarquer du règne de son père. La vraie rupture, celle qui doit faire figure de catharsis collective et permettre aux Marocains de confronter leurs mémoires, a été menée sous la houlette de Driss Benzekri, décédé en 2007.
En janvier 2004, le secrétaire général du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), militant de la première heure, était nommé à la tête de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), chargée d’enquêter sur les exactions commises entre 1956 et 1999. Un an plus tard, les premières auditions publiques de témoins débutaient. Au final, l’expérience de l’IER a été unanimement saluée à l’international. Elle a donné lieu, chose impensable auparavant, à des témoignages poignants de victimes de la torture, retransmis en direct à la télévision. Certains observateurs ont néanmoins dénoncé le fait que les tortionnaires n’ont pas été inquiétés par la justice. Les victimes n’ont en effet pas été autorisées à nommer leurs bourreaux… Symboliquement au moins, la monarchie a en partie soldé les comptes du passé.
« Mohammed VI est moins sous l’emprise du passé récent que n’a pu l’être son père, explique l’historien Maâti Monjib. N’ayant pas été impliqué sous le règne de Hassan II, le roi ne se sent pas responsable de cette période. Par ailleurs, poursuit Maâti Monjib, dans un pays où la majorité de la population a moins de 40 ans, il est probablement plus facile de jeter un regard décomplexé sur une période que beaucoup n’ont pas vécue. »
Le directeur des archives de Rabat, l’historien Jamaâ Baïda. © J.A
Lacunes
Depuis l’achèvement des travaux de l’IER en 2005, le débat officiel sur des thèmes historiques est récurrent : en 2007, le Maroc se dote d’une loi sur les archives ; en 2009, la ville de Fès commémore ses douze siècles d’existence ; en 2011, le projet du musée du Rif est lancé ; et en octobre 2012, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) entame une réflexion « pour une Maison de l’histoire au Maroc » s’inscrivant, selon ses promoteurs, « dans la logique des réponses à apporter à la demande sociale en matière d’histoire ».
Si les jeunes sont a priori plus libres de regarder le passé de manière décomplexée que leurs aînés, ils sont également plus prompts à combler les lacunes de l’enseignement qu’ils ont reçu. « Il y a un regain d’intérêt pour l’histoire, témoigne Maâti Monjib. En poste à Meknès, j’ai constaté qu’à partir de la rentrée 2000 le nombre d’étudiants inscrits en fac d’histoire et de géographie a presque doublé. À cela, je vois plusieurs raisons : la mort de Hassan II, un certain millénarisme lié à l’an 2000 et l’ouverture politique en cours depuis quelques années. Tous ces phénomènes ont permis à la recherche universitaire de s’intéresser à l’histoire récente et en particulier au règne de Hassan II. » De son côté, l’historien Jamaâ Baïda, directeur des Archives du Maroc, explique qu’« il n’est pas anodin de mentionner qu’un master Histoire du temps présent a vu le jour à la faculté des lettres de Rabat. Désormais, les historiens sont beaucoup moins frileux lorsqu’il s’agit d’investir des champs restés jusqu’à récemment la chasse gardée des journalistes et des politologues ».
À l’orée des années 2000, la presse marocaine s’est également fait une spécialité dans la redécouverte de certains dossiers historiques. Des magazines comme Le Journal (qui a paru jusqu’en 2010), TelQuel ou Al Ayam (arabophone) ont vulgarisé l’investigation historique, s’attirant parfois les foudres du pouvoir en place, mais trouvant un lectorat non négligeable et curieux. Le directeur de TelQuel, Karim Boukhari, assume d’ailleurs cette propension à aborder des sujets historiques : « L’histoire est un sujet "vendeur" parce qu’intéressant à lire, mais il est aussi intéressant à traiter. Lecteurs et journalistes y trouvent leur compte… N’oublions pas non plus que si l’histoire intéresse tant les Marocains, c’est qu’ils ne la connaissent pas. Les lecteurs, mais aussi les chercheurs et les journalistes, ont une revanche à prendre. Leur histoire leur a longtemps été interdite, confisquée, inaccessible. »
Au royaume de l’historiographe
Le protectorat français a cru mettre un terme aux récits hagiographiques qui composaient l’essentiel de la production historique marocaine. Les historiens arrivés dans les cartons du protectorat ont revendiqué une approche ethnologique qui se voulait plus scientifique, mais qui avait des relents impérialistes. À l’indépendance, en 1956, le champ de l’histoire officielle restait à construire. Ce fut fait via les manuels scolaires, les médias et une certaine propagande livresque. C’est aussi la mission de l’historiographe du royaume, une fonction propre au Maroc. Le dernier titulaire du poste, Abdelhak Lamrini, a aussi été directeur du Protocole avant d’être nommé porte-parole du Palais royal. Signe que l’histoire est au coeur de la stratégie de communication de l’État marocain. S.B.
Mémoires
Plus récemment, l’expérience du mensuel Zamane [dont l’auteur de ces lignes est l’un des fondateurs, NDLR] témoigne de l’engouement pour l’histoire de la société marocaine. Réunissant journalistes et historiens, le mensuel approche la barre symbolique des 10 000 exemplaires et sa survie n’est plus menacée : il est parvenu à susciter l’intérêt du riche investisseur Moulay Hafid Elalamy.
Ainsi l’histoire est-elle devenue au Maroc un champ que se disputent à la fois l’État, avec ses nombreuses officines, la société civile, avec des associations représentatives d’une large palette de mémoires hier dissidentes, et la presse, qui, au gré de ses contingences éditoriales, surfe sur le mouvement avec plus ou moins de bonheur. Le grand gagnant de ce vent d’histoire qui souffle sur le pays n’est autre que le Maroc lui-même. Le royaume montre au monde son visage le plus doux : celui d’une monarchie à la fois multiséculaire et rajeunie, le meilleur rempart sans doute aux révolutions qui, du passé, veulent faire table rase.
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