Crise malienne : les anciens présidents, motus et bouches cousues
Ils sont trois. Trois hommes qui, pendant plus de quarante ans, ont tenu les rênes du pouvoir. Leur pays, le Mali, est en train de sombrer, et pourtant Moussa Traoré, Alpha Oumar Konaré et Amadou Toumani Touré n’estiment toujours pas nécessaire de faire entendre leur voix.
À Bamako, on évoque un gentlemen’s agreement, une règle non écrite à laquelle personne n’oserait déroger : lorsque l’on quitte le pouvoir, on se tait. Depuis le 17 janvier dernier pourtant, « le Mali s’enfonce si profondément que l’on finira par trouver du pétrole », ironise un homme d’affaires. Il y a eu d’abord une énième poussée d’irrédentisme touareg en début d’année, puis le coup d’État qui a renversé le président Amadou Toumani Touré (ATT) le 21 mars, puis la chute des grandes villes du Nord, passées sous le joug des salafistes et des trafiquants… Dernier rebondissement en date : la démission forcée du Premier ministre, Cheick Modibo Diarra, dans la nuit du 10 au 11 décembre… Mais rien de tout cela n’aura suffi à faire sortir du silence les trois hommes qui ont présidé à la destinée du Mali ces quarante dernières années : ni Moussa Traoré (1968 à 1991), ni Alpha Oumar Konaré (1992 à 2002), ni ATT (2002 à 2012) n’ont jugé bon de prendre la parole depuis le début de cette crise. Une crise pourtant si grave qu’il est anormal qu’un homme d’État garde le silence.
Soldats dans les rues de Bamako, le 22 mars.
Amadou Toumani Touré : dépité, il se tait et se terre
Il y a comme du dépit amoureux dans la réaction d’ATT. Exilé à Dakar presque dans l’indifférence générale depuis le 20 avril, il a très mal vécu les violentes critiques qui ont suivi sa chute, les accusations de corruption, de collusion avec les islamistes et même de trahison. Alors s’exprimer publiquement ? « Pourquoi maintenant, rétorque un de ses amis. Quand il a voulu le faire, on l’en a empêché. » Le 10 avril en effet, alors qu’il s’apprêtait à démissionner, il avait prévu de s’adresser à ses concitoyens, mais ses pairs de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), Blaise Compaoré en tête, l’en ont dissuadé. Gentiment mais fermement.
Aujourd’hui, il n’en voit plus l’utilité. Président pendant dix ans, il ne comprend pas d’où vient ce désamour. N’est-ce pas lui qui, en 1991, en renversant Moussa Traoré, a ouvert la voie à la démocratie ? Revenu aux affaires en 2002, n’a-t-il pas multiplié les grands chantiers et les programmes de construction de logements sociaux ? Pourquoi ceux qui l’acclamaient n’ont-ils pas tenté de sauver sa fin de mandat ? « Au moins, je m’en suis sorti indemne, a-t-il soufflé à l’un de ses visiteurs. Je n’aurais pas connu une fin de règne à la Laurent Gbagbo, et ma femme n’aura pas connu l’indignité de Simone. » Rentrera-t-il un jour au Mali ? Ce n’est pas à l’ordre du jour, mais vivre loin de son pays est « une torture », assure un de ses anciens conseillers. « Il ne pourra pas rester à l’étranger indéfiniment. »
En attendant, il a pris ses quartiers à la villa Pasteur, la résidence des hôtes de marque de la présidence sénégalaise. Située dans le quartier du Plateau, elle offre une vue imprenable sur la baie de Dakar… ATT, 64 ans, a repris du poids mais s’ennuie ferme. Celui qui, durant ses deux mandats, se plaignait de ne pas avoir une minute à lui ne sait plus comment occuper ses journées. Alors, accompagné des quatre fidèles gardes du corps qui l’ont suivi dans son exil, il fait du sport. De la marche et, parfois, du jogging, mais à petites foulées pour ne pas fatiguer son genou, récemment opéré en France. Il prie aussi, lit le Coran… et tient salon. On a pu croiser chez lui Seydou Sissouma, son ancien conseiller en communication ; Hamed Diané Séméga, son ex-ministre de l’Équipement et des Transports ; ou encore le footballeur Seydou Keïta, beau-frère de sa fille Fanta, avec qui ATT discute football des heures durant. Et puis il y a ses amis sénégalais, dont le journaliste et conseiller du président Macky Sall, El Hadj Kassé, qui a joué de son entregent pour lui permettre de s’installer à Dakar. L’ancien président se réjouit enfin de pouvoir profiter de sa famille, de ses cinq petits-enfants, qui vivent avec lui, de son épouse, Lobbo, de ses filles, Fanta et Mabo, et de ses gendres. Ensemble, ils se sont offert des vacances en Espagne, les premières depuis de nombreuses années. Loin, très loin du chaos de Bamako.
Alpha Oumar Konaré : Retranché dans sa tour d’ivoire
Dire que son mutisme surprend est un euphémisme. Comment Alpha Oumar Konaré, grand pourfendeur du régime autocratique de Moussa Traoré et premier président démocratiquement élu du Mali, peut-il continuer de se taire ? Comment lui, l’ancien président de la Commission de l’Union africaine (UA, de 2003 à 2008) dont les coups de sang ont résonné au siège d’Addis-Abeba, peut-il rester sans réaction ? Et pourquoi n’entend-on pas davantage son épouse, Adame Ba Konaré, une femme engagée dont les prises de position contre le discours prononcé à Dakar par Nicolas Sarkozy ou contre l’intervention de l’Otan en Libye avaient été fort remarquées ?
« Son mutisme ne m’étonne guère, lâche, féroce, un de ses adversaires politiques. Vous l’avez entendu s’exprimer lors de la chute de Kadhafi, dont il était pourtant l’obligé ? Non, pas un mot ! » « On aura beau défendre le bilan de Konaré, le silence de celui qui fut notre premier responsable sonne comme un aveu de culpabilité », s’agace de son côté un membre du bureau politique de l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adema), le parti qui a porté l’ancien président au pouvoir. « Mais que peut-il faire, s’interroge un de ses proches. Konaré nous l’a dit lui-même : au-delà de la condamnation de principe, il n’a aucun moyen d’agir. »
Au camp de Kati, siège de l’ancienne junte, Konaré, 66 ans, n’est pas mieux vu qu’ATT. « Konaré est tout aussi responsable de la déliquescence de l’armée, affirme un lieutenant-colonel. Il a mis les militaires à genoux parce qu’il avait peur d’être renversé. » ATT « a fini le travail », conclut-il, après avoir cité, pêle-mêle, la réduction des budgets de l’armée, la diminution des stages de perfectionnement à l’étranger et le manque « de vision » des hommes politiques. Dans l’entourage du capitaine Amadou Haya Sanogo, on explique que, après le 21 mars, la question de savoir s’il fallait arrêter ou placer Konaré en résidence surveillée s’est posée à maintes reprises. Selon des témoins, des hommes de rang ont bruyamment manifesté leur mécontentement devant le refus du capitaine. L’ancien président sait donc qu’il a intérêt à se faire discret. D’autant qu’en mai l’un de ses fils, Mamadou Lamine, a été interpellé. Commandant d’aviation, ancien membre de la Sécurité d’État (les renseignements), « Malamine » a été arrêté après la tentative de contre-coup d’État menée par des paras-commandos fidèles à ATT. Accusé d’y avoir participé, il est toujours en prison, et la justice prend tout son temps dans l’instruction du dossier.
Indifférent à l’agacement qu’il suscite, Alpha Oumar Konaré vit donc retranché dans sa luxueuse résidence de Titibougou, un quartier huppé de l’est de Bamako, réduisant au minimum ses déplacements. Des visites, il en reçoit peu et surtout pas de ses anciens compagnons de l’Adema, dont il craint qu’ils n’instrumentalisent ses propos. Fin mars, quelques jours après la chute d’ATT, il a ouvert sa porte au ministre burkinabè des Affaires étrangères, Djibrill Bassolé (dont le pays joue les médiateurs dans le Nord-Mali) ; il a reçu aussi l’Italien Romano Prodi, devenu début octobre le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour le Sahel. Mais c’est tout. Il n’a pas vu la nouvelle patronne de la Commission de l’UA, Nkosazana Dlamini-Zuma, en déplacement à Bamako mi-octobre. Même le président nigérian, Goodluck Jonathan, très préoccupé par la montée en puissance des islamistes, a dû se contenter fin octobre, alors qu’il était à Bamako, d’un entretien téléphonique. Dans son nid, Konaré passe beaucoup de temps à lire et à écrire, selon un de ses proches. Il voyage aussi (il était encore en France début décembre), mais toujours dans la discrétion.
Moussa Traoré : il se montre, beaucoup, mais ne pipe mot
La photo a fait la une de tous les journaux maliens. Prise le 21 août dernier lors des funérailles d’un général de brigade, elle montre, installés côte à côte dans des fauteuils capitonnés, le président Dioncounda Traoré, Cheick Modibo Diarra, le capitaine Sanogo et… le général Moussa Traoré, 76 ans. L’image a fait jaser. Les commentateurs ont vite fait le lien entre la chute d’ATT et les apparitions publiques, de plus en plus fréquentes, de l’ancien président. Certains n’ont pas hésité à dire que le 21 mars était la revanche de Traoré le Béret vert contre Touré le Béret rouge. Car en 1991 c’est ATT, alors jeune capitaine des commandos parachutistes, qui a pénétré dans les appartements privés du puissant général pour lui annoncer sa destitution par l’armée après vingt-trois ans au pouvoir.
La rumeur bamakoise, Moussa Traoré en a eu vent et ne s’est même pas donné la peine de la démentir. Pourquoi l’aurait-il fait ? S’il ne s’était jamais épanché dans la presse, il n’avait, en privé, jamais caché sa méfiance pour ATT, qui, selon l’entourage du général, « lui a fait miroiter pendant dix ans une réhabilitation qu’il n’était pas prêt à lui donner ». « À chaque rencontre, c’était des promesses sans suite », continue un proche de Moussa Traoré. Condamné à mort en 1993 (une peine commuée par la suite en prison à vie), puis gracié par Konaré en 2002, il bénéficie pourtant du statut d’ancien chef de l’État.
« Il n’a pas célébré la chute d’ATT », assure pourtant un des amis. Moussa Traoré, affirme-t-il, est devenu très pieux lors de sa détention : il a appris l’arabe et connaît le Coran par coeur ; il fait aujourd’hui figure d’autorité morale et religieuse. C’est pour cela qu’il aurait refusé de s’exprimer publiquement.
Pourtant, quelques jours après le coup d’État, des putschistes se sont rendus à son domicile pour l’assurer de leurs bonnes intentions. Lui, il n’a jamais été question de le faire arrêter. En avril, c’est son gendre, Cheick Modibo Diarra, qui a été nommé à la primature. Traoré a-t-il lui-même proposé son nom ? Sans doute pas, mais, consulté par les militaires, il aurait donné son aval après coup. La composition du gouvernement rappelait d’ailleurs l’époque Traoré : le général a beaucoup insisté pour que Tiéna Coulibaly, son ancien ministre de l’Économie dans les années 1990, récupère le même poste. Oumar Kanouté, le directeur de cabinet de Diarra, avait été chargé de la jeunesse à l’Union démocratique du peuple malien (UDPM), son parti. Idy Traoré, son fils cadet, était quant à lui chargé de mission à la primature.
La démission forcée de Diarra est-elle un revers pour Traoré ? Pas nécessairement. Son successeur, Diango Cissoko, avait été secrétaire général de la présidence sous son règne, et Traoré n’est pas mécontent de cette nomination. Dans sa demeure aux murs saumon du quartier de Djicoroni-Para, il continue de recevoir des visiteurs à un rythme soutenu : militaires, politiques, anonymes et religieux (parmi lesquels le chérif de Nioro, Mohamed Ould Cheichnè). Et à chacune de ses apparitions publiques lors de cérémonies auxquelles on ne peut se soustraire au Mali (baptêmes ou funérailles), c’est le même scénario : on se presse, on se bouscule pour serrer la main du général ou recevoir sa bénédiction. Des attentions que Moussa Traoré, officiellement réhabilité ou non, a toujours soin de savourer.
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