Maroc : les orphelins du cheikh Yassine
Le chef spirituel et idéologue du mouvement islamiste Al Adl wal Ihsane s’est éteint le 13 décembre. Son emprise était telle qu’on imagine mal qui pourrait lui succéder.
La monarchie marocaine vient de perdre le dernier de ses opposants historiques. Le cheikh Abdessalam Yassine, 84 ans, chef spirituel et fondateur du mouvement islamiste Al Adl wal Ihsane (« Justice et bienfaisance », une association interdite mais tolérée par les autorités), est décédé le 13 décembre à son domicile rbati.
Originaire de la région de Haha (Sud), Abdessalam Yassine est né à Marrakech et y a fait ses études primaires et secondaires avant d’intégrer, à Rabat, l’École de formation des instituteurs et d’entamer, dans les années 1950, une carrière de cadre supérieur au ministère de l’Éducation.
Au milieu des années 1960, il intègre la confrérie religieuse Boudchichiya, d’obédience soufie, qu’il quitte quelques mois après la mort en 1972 de Cheikh Abbas, son chef spirituel. Celui que l’on surnomme désormais Cheikh Yassine fonde alors son propre mouvement, Justice et bienfaisance, qui prône l’instauration d’un régime islamique au Maroc. Il ne faudra pas plus de un an pour que cette nouvelle association, à la fois religieuse et politique, fasse parler d’elle : en 1974, Abdessalam Yassine se fait connaître du grand public en adressant une lettre ouverte à Hassan II intitulée « L’islam ou le déluge », dans laquelle il conteste au roi son statut de Commandeur des croyants et dénonce la corruption du régime.
Non-violence
Emprisonné par Hassan II, puis interné en hôpital psychiatrique pendant près de quatre ans, il sera assigné en résidence surveillée jusqu’en 2000. Sans jamais rien renier de son corpus idéologique : la même année, il publie une seconde lettre ouverte, « Mémorandum à qui de droit », adressée cette fois à Mohammed VI.
Les années 2000 sont marquées par une série de manifestations imposantes organisées par Al Adl wal Ihsane, l’association du cheikh Yassine faisant désormais figure, malgré son interdiction, de principale force islamiste du pays. En 2011, son mouvement soutient activement les manifestants du 20-Février avant de finalement se retirer des cortèges, jugeant leurs revendications trop limitées et, qui plus est, dévoyées par les réformes, en trompe-l’oeil selon lui, engagées par le pouvoir.
Une frange de la Jamaa sera-t-elle tentée par les sirènes du pouvoir ?
L’une des constantes de la « doctrine Yassine » réside dans la dimension pacifique de son combat. Prônant la non-violence, le cheikh n’a pas toujours été un opposant irréductible. « Ce n’est pas avec la monarchie qu’il avait un problème, mais avec son contenu », explique Abdellah Tourabi, spécialiste des mouvements islamistes au Maroc. « Il ne faut pas oublier, ajoute le politologue Youssef Belal, auteur du Cheikh et le Calife : sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc, que le système idéal prôné par Abdessalam Yassine est celui d’un État à deux têtes, le prince et son éducateur, le premier campant le rôle de chef politique, le second étant le leader spirituel, un peu comme les fondateurs de la dynastie almohade, Ibn Toumert et Abdelmoumen au XIIe siècle. »
Émotion
S’il constitue un événement symbolique majeur de par l’émotion qu’il a suscitée chez ses nombreux adeptes, le décès du cheikh Yassine, auquel ses partisans étaient préparés depuis longtemps, ne devrait pas, dans l’immédiat, donner lieu à une lutte pour sa succession à la tête d’Al Adl wal Ihsane. Ces dernières années, la Jamaa s’est réorganisée pour que ses institutions survivent à la disparition du chef charismatique. Un Conseil de guidance, désormais dirigé par Mohamed Abbadi, le plus âgé de ses membres, gère le volet spirituel et les grandes orientations idéologiques, tandis que le Cercle politique, dont ne fait pas partie la très médiatique Nadia, fille du cheikh Yassine, fait office de structure exécutive et décisionnelle. Les deux organes sont gérés de façon collégiale.
Ceux qui attendent l’émergence d’un leader de l’envergure du cheikh Yassine risquent d’en être pour leurs frais. Tourabi fait d’ailleurs une comparaison osée : « Il ne faut pas oublier qu’il avait, pour ses fidèles, une dimension presque sacrée. C’était une sorte de prophète, et aucun de ses compagnons ne peut espérer le remplacer. Il s’agira uniquement pour eux de s’attacher à interpréter et respecter ses préceptes. » S’il ne faut s’attendre à aucune révolution interne ni à aucun changement de stratégie à court terme, Tourabi n’exclut pas l’émergence d’une branche modérée au sein de la Jamaa, avec des membres peut-être tentés, à l’image de leurs cousins islamo-monarchistes du Parti de la justice et du développement (PJD), par les sirènes du pouvoir. « Tout dépendra des négociations qui ne manqueront pas d’avoir lieu entre le pouvoir et Al Adl wal Ihsane », conclut le politologue.
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