Disparition : Jean-Pierre Ndiaye, panafricaniste absolu
Le sociologue sénégalais Jean-Pierre Ndiaye, qui fut un collaborateur emblématique de « Jeune Afrique », s’est éteint ce 31 octobre. Portrait d’une personnalité aussi flamboyante qu’attachante.
« Jean-Pierre Ndiaye est un oiseau rare à une époque où les compromissions, les fanfaronnades et la soumission ne cessent de prendre le pas sur les convictions. Le besoin de partager parole et idées est comme un feu intérieur qui le consume, rendant ses gestes vifs, déterminés », écrivait le regretté Tshitenge Lubabu M.K. à propos du sociologue sénégalais, qu’il rencontra en décembre 2013 à Paris.
Personnalité aussi marquante que singulière, silhouette virevoltante et éternelle casquette sur la tête, Jean-Pierre Ndiaye, qui fut un collaborateur emblématique de Jeune Afrique dans les années 1960-1980, s’est éteint ce 31 octobre 2022, à Argentat-sur-Dordogne (Corrèze), où il vivait retiré, auprès de son épouse.
Conscience militante
Né il y a 86 ans au Sénégal, il fait sa scolarité en Guinée, où son père a été muté. Très tôt il se révolte contre l’ordre colonial. En 1951, le jeune homme embarque clandestinement à bord d’un bateau. Direction : Toulouse, puis Paris. Il fait des études de sociologie, flirte avec le maoïsme, fréquente la gauche française et tiers-mondiste, ainsi que des personnalités qui forgeront sa conscience militante : anciens combattants africains, exilés espagnols opposés au franquisme, militants algériens…
En 1962, il signe son premier livre, Enquête sur les étudiants noirs en France, qu’il rédige après avoir recueilli les témoignages de ses camarades africains dans tous les centres universitaires français. Leurs conditions de vie, leurs espoirs, leurs lectures, leurs attentes à l’égard des deux blocs (occidental et soviétique) qui façonnent alors le monde… Tout est passé au crible.
« Un lutteur, un élève de la vie »
Suivront Élites africaines et culture occidentale (1969) et Négriers modernes (1970), un ouvrage sur la condition des travailleurs africains en France où la rigueur du sociologue se mêle à la passion du militant indigné par le drame qui a coûté la vie à cinq Africains dans un taudis d’Aubervilliers, en banlieue parisienne. Autre livre majeur, Monde noir et destin politique (1976) se veut une analyse approfondie de la situation des Noirs dans l’Histoire, du Soudan à la Nouvelle-Guinée, en passant par les États-Unis, où l’auteur rencontre Malcolm X.
Celui qui se définissait comme « un chercheur, un élève de la vie qui doit lutter et témoigner » ne cessa d’appeler les dirigeants africains à « avoir conscience qu’ils appartiennent à la fois à [leur] pays et à l’Afrique », continent dont il faut « défendre les ressources humaines et matérielles ». Il entretint avec le président Léopold Sédar Senghor des relations tumultueuses, qui, avec le temps, devinrent respectueuses et apaisées, comme le raconte Béchir Ben Yahmed (BBY), le fondateur de Jeune Afrique, dans ses Mémoires (J’assume, éd. du Rocher, 2021).
Nous reproduisons ci-dessous un texte que BBY avait écrit, en juillet 1977, dans Jeune Afrique, en hommage à son ami et collaborateur. Il introduisait un dossier de 26 pages consacré au « cas Jean-Pierre Ndiaye », où l’on trouve aussi la signature de Léopold Sédar Senghor, de Jean Lacouture, de Sennen Andriamirado et de Siradiou Diallo.
« Un Africain inhabituel », par Béchir Ben Yahmed
« Tout Jean-Pierre Ndiaye est déjà dans sa façon de marcher : le pas toujours rapide, long, à ras de terre et légèrement saccadé. On a l’impression qu’il se retient de courir ; comme s’il était propulsé du dedans par un moteur dont il s’évertuerait à calmer le régime. Le regard est tourné vers l’intérieur de lui-même et, en même temps, derrière les lunettes, l’œil reçoit tout ce qui vient du monde extérieur.
Au propre comme au figuré, l’itinéraire de Jean-Pierre Ndiaye est une ligne droite, un sillon dont on dirait qu’il l’a tracé (ou qu’il s’est imposé à lui) depuis longtemps, une fois pour toutes. Il s’en échappe régulièrement, le temps d’acheter des cigarettes ou de boire un café, de dire deux phrases à un copain ou de regarder l’étalage d’un libraire ; mais il revient toujours à son sillon, comme le fleuve à son lit – et reprend sa route.
Ce qui m’a impressionné d’emblée, chez lui, c’est le sérieux
J’ai connu Jean-Pierre Ndiaye au début des années 1960, au moment où il terminait sa célèbre enquête sur les étudiants africains de France [publiée dans Jeune Afrique n°87]. Il venait d’avoir 25 ans : il en a aujourd’hui 42. Quel changement et, en même temps, à travers deux décennies, quelle fidélité aux promesses du début !
Ce qui m’a impressionné d’emblée, c’est le sérieux : beaucoup le croient désinvolte, voire léger et porté à oublier ses promesses. Eh bien, de ces défauts, communément partagés en Afrique, lui ne cultive – malicieusement, à moins que ce ne soit que pour se protéger – que les apparences : il est plutôt ponctuel, il est organisé et il met un acharnement insoupçonné à tenir toutes les promesses qu’il s’est… promis de tenir. Là est l’une des clés de Jean-Pierre Ndiaye : si l’on n’a pas compris qu’il est avant tout sérieux, on reste en dehors d’un personnage inhabituel, donc déroutant.
Dans l’Afrique des indépendances son exemple est singulier. Les Africains de sa génération qui ont eu la chance de faire des études ont tous, ou presque, succombé aux poisons ou aux délices du pouvoir, de l’argent et du confort. Jean-Pierre Ndiaye, lui, continue de vivre comme un étudiant, de pratiquer une ascèse d’une autre époque : les villas, les voitures, les postes en vue, l’argent, il ne les méprise pas et il ne fait pas un effort particulier pour les éviter. Tout simplement, il a choisi pour lui autre chose, qui les exclut.
Manger, s’habiller sont pour lui formalités nécessaires et sans importance ; quant à l’argent, au-delà de quelques milliers de francs – et des billets d’avion – indispensables « pour bouger », il ne voit pas à quoi cela peut (lui) servir. Et c’est ainsi que les chèques qui lui sont destinés traînent chez les éditeurs sans qu’il songe jamais à aller les chercher. Et quand on lui en remet un, il le fourre au fond de son sac comme un mouchoir sale et l’y laisse…
Son appartenance au monde noir est viscérale, et, en même temps, il regarde l’Afrique avec l’œil extérieur du sociologue
Lorsque je regarde Jean-Pierre Ndiaye venir vers moi ou s’éloigner de son même pas pressé, après un entretien qui m’a chaque fois enrichi, j’ai toujours l’impression que cette frêle silhouette porte sur ses maigres épaules une immense contradiction vaillamment assumée : son enracinement africain va au-delà de ce qu’on imagine, son appartenance au monde noir est viscérale, et, en même temps, il regarde l’Afrique et sa diaspora de l’extérieur avec l’œil critique du sociologue… tout en vivant le monde dans sa globalité. Sa recherche a pour but de relier l’africanité à la modernité. Il n’est ni classique ni moderne, mais il ramasse classicisme et modernisme. Il ne veut pas être un politique, mais, ne se contentant pas d’être un intellectuel, son propos est de militer par une pensée en gestation.
Face à Senghor, je l’ai vu fermé sur lui-même tel un hérisson qui se protège
Nourri au sérail de la gauche européenne, pétri des idées qui y ont cours, il ne s’est pas laissé pénétrer ni même entamer. Ce qui enrage certains… Attiré (tardivement, mais jusqu’à la fascination) par la personnalité (politique) de Léopold Sédar Senghor, je l’ai vu, face à lui, fermé sur lui-même tel un hérisson qui se protège, étant évident par ailleurs que ces deux intellectuels sénégalais et africains ne dialoguent pas : ils se comprennent.
Jean-Pierre Ndiaye a le culte de l’amitié et il pratique la pudeur. Il s’est organisé pour ne jamais se sentir perdu dans son désordre. Il semble être ailleurs, mais observe et écoute. Il est prompt, et donne l’impression d’agir sous l’impulsion du moment, mais, en réalité, ses réponses sont l’expression d’une pensée très minutieuse dans son articulation. Une dialectique en mouvement. Tel est en somme Jean-Pierre Ndiaye. Un Africain inhabituel car il n’est le produit d’aucune école. »
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