Togo : Pascal Bodjona, un lutteur au tapis

Inculpé pour complicité d’escroquerie, Pascal Bodjona croupit en prison depuis le 1er septembre. L’ancien ministre, réputé puissant et proche du président togolais, paierait-il le prix de son ambition ?

Pascal Bodjona est originaire de Kouméa, en pays kabyé, une région du nord du Togo. © Émile Kouton/AFP

Pascal Bodjona est originaire de Kouméa, en pays kabyé, une région du nord du Togo. © Émile Kouton/AFP

GEORGES-DOUGUELI_2024

Publié le 18 décembre 2012 Lecture : 6 minutes.

Il est détenu dans un deux-pièces climatisé spécialement aménagé au sein d’une caserne de gendarmerie, en plein coeur de Lomé. À 46 ans, Pascal Bodjona est en train de s’habituer à sa nouvelle vie de prisonnier. La journée de l’ancien ministre de l’Administration territoriale, mis en cause dans une escroquerie à 36,5 millions d’euros, commence tôt par le défilé de ses visiteurs : ses avocats, ses amis et sa femme, Zaïna, une Libano-Togolaise qui, à la mi-journée, lui apporte ses repas et surveille l’évolution de son taux de glycémie.

Le choc de son arrestation, le 1er septembre, et ses grosses colères, qui ont fait trembler les murs de sa geôle lors des premiers jours de sa détention, ont inquiété ses proches. Par précaution, un médecin passe régulièrement mesurer sa tension artérielle. Mais l’éruptif ancien ministre a fini par se calmer. Parfois, de l’autre côté du mur de sa cellule, il entend les ronflements de l’ancien président d’Elf, le Français Loïk Le Floch-Prigent, l’autre suspect inculpé dans la même affaire. Mais les deux hommes ne se parlent pas, ne se voient pas. Les jours d’audience chez le juge, ils sont escortés jusqu’au tribunal par des soldats d’élite. Jusqu’à présent, ils ont été entendus séparément.

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Piliers

Ces jours-là, Bodjona passe en mode guerrier. Il n’est plus le détenu dont la santé inquiète, mais le fier lutteur évala, tout droit venu du pays kabyé – région du nord du Togo dont ce natif de Kouméa est originaire. Car l’homme est bien décidé à prouver son innocence. À faire en sorte que la justice reconnaisse qu’il n’a rien à voir avec l’arnaque à la « nigériane » dont a été victime le richissime homme d’affaires émirati Abbas al-Youssef. Surtout, il refuse de croire que le régime togolais, dont il a longtemps été l’un des piliers, s’accommode aussi bien de sa chute.

« C’était un collègue, un ami, soupire un membre du gouvernement. Cette affaire est douloureuse pour nous. Nous avons si longtemps travaillé avec lui et nous avons vécu tant de choses ensemble… » Dans le même temps, ce proche du président Faure Gnassingbé regrette que Bodjona « [ait] laissé son épouse organiser des marches de protestation et crier au règlement de comptes politique sur les antennes de radios hostiles au pouvoir ». Cet activisme, affirme-t-il, « a compliqué les médiations visant à obtenir un règlement du litige à l’amiable ».

L’affaire Bodjona est aussi l’histoire d’un divorce au coeur du pouvoir.

À Lomé, la rumeur ne se contente plus d’une banale affaire d’escroquerie. On évoque une dispute autour de l’héritage politique du général Gnassingbé Eyadéma, on glose sur la volonté d’écarter un homme qui aurait pu, un jour, devenir présidentiable… L’affaire Bodjona est aussi l’histoire d’un divorce au coeur du pouvoir.

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D’un côté, Faure Gnassingbé, le chef de l’État, le plus discret des fils Eyadéma. De l’autre, Pascal Bodjona, l’énergique ministre de l’Administration territoriale, fils d’Antoine Bodjona, un opposant encarté à l’Union des forces de changement (UFC) décédé en 2011. Pascal Bodjona est de ceux qui, par leurs conseils, ont aidé Faure Gnassingbé à accéder à la présidence.

Alors que le jeune Faure poursuit ses études de gestion en France puis aux États-Unis, Bodjona fait son entrée sur la scène politique des années 1990. Il est à la tête de l’Hacame, une amicale estudiantine aux allures de groupe paramilitaire qui soutient le pouvoir du général-président, malmené par la conférence nationale souveraine organisée en juillet 1991. Bodjona et ses amis règnent sur le quartier d’Adewi, considéré comme acquis au parti au pouvoir. Peu studieux, il est pris en flagrant délit de tricherie pendant un examen et exclu de l’université.

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Basses besognes

Le pouvoir ne le laissera pas tomber. Il obtient une bourse et s’en va étudier les sciences politiques à l’université de Columbus (Ohio, États-Unis). Ambitieux, il va vite et vise haut. En 1998, à seulement 32 ans, il est bombardé ambassadeur du Togo à Washington et se rapproche de Faure Gnassingbé, venu poursuivre ses études outre-Atlantique. Il rentre au pays en 2005 pour se mettre au service de celui qui vient d’accéder à la magistrature suprême. Il sera son directeur de cabinet jusqu’en 2007, date de son entrée au gouvernement.

"Faure" n’est pas un ami, pense-t-il. Plutôt un frère qu’il a aidé à accéder à la présidence.

Les deux hommes sont-ils amis ? Bodjona est persuadé d’être tenu en bien plus haute estime. Il se considère comme le frère du président, même si ses détracteurs voient surtout en lui l’homme des basses besognes. Il donne du « maman » à la mère du président, sourit des rôles qu’on lui prête, puisque tous soulignent sa proximité avec le chef de l’État. Redoutable débatteur face à l’opposition, porte-parole du gouvernement, il lance LCF, une télévision basée à Lomé chargée d’appuyer la communication du gouvernement. Il prend son rôle au sérieux.

Au fil des mois, pourtant, leurs liens ont fini par se distendre. Bodjona est peu à peu sorti du cercle des intimes de « Faure ». Il n’est plus de ces privilégiés que le président convie dans son avion pour ses voyages à l’étranger. Il n’est plus de ceux qui partagent le secret de l’univers fermé du jeune chef de l’État togolais. Bodjona n’a pas fait mystère de son opposition au projet de dissolution du Rassemblement du peuple togolais (RPT), par lequel Faure Gnassingbé espère écarter les historiques du parti de son père. Bodjona, malgré son jeune âge, se sent proche d’eux. L’opération est donc confiée à l’un des conseillers du président, Gilbert Bawara, et l’Union pour la République (Unir) voit le jour le 14 avril dernier.

Hasard du calendrier ? Le scandale de l’escroquerie éclate à peu près au même moment. En mars, un homme d’affaires, un certain Bertain Agba, est arrêté. Il est accusé de s’être fait passer pour un ancien ministre de l’Intérieur auprès d’Abbas al-Youssef, qu’il aurait présenté à Bodjona alors que ce dernier était toujours au gouvernement. Rapidement, l’affaire se retrouve devant les tribunaux. Un juge d’instruction s’enhardit et veut entendre le tout-puissant ministre de l’Administration territoriale, mais il lui faut l’autorisation du chef de l’État… Le magistrat n’aura pas besoin d’en arriver là. Le 11 juillet, le Premier ministre, Gilbert Houngbo, est « démissionné » ; son gouvernement est dissous. Le 23, une nouvelle équipe est nommée et Bodjona n’en fait pas partie. Il est remplacé par son rival, Gilbert Bawara.

Convocation

Le désormais ex-ministre sent le vent tourner et demande à rencontrer le président, qui le reçoit le 8 août. « L’ambiance était bonne », assure son frère, Luc Abaki, joint au téléphone par Jeune Afrique. « Faure, continue-t-il, a semblé ne pas être au courant de la convocation du juge, et les deux hommes se sont juré fidélité. Pascal est reparti rassuré. »

Mal lui en a pris. Le 10 août, le président se rend à Accra pour les obsèques de son homologue ghanéen, John Atta Mills. Bodjona est convoqué chez le juge à 17 h 45 (« après le départ des fonctionnaires, pour ne pas attirer l’attention », affirme encore son frère). Une simple formalité, l’a-t-on assuré. Il s’attend à être entendu comme témoin, pas à être inculpé.

Il le sera trois semaines plus tard. Retourné chez lui, dans sa villa du quartier de Cacavelli, il a reçu, dans l’après-midi du 12 août, un appel du président l’invitant à rester serein. Le 1er septembre, pourtant, il est arrêté puis accusé de « complicité d’escroquerie » à la suite d’une deuxième plainte d’Al-Youssef, qui le vise directement.

Depuis, il attend dans sa cellule. Ses avocats, dont Zeus Ajavon et Isabelle Améganvi, sont des activistes du collectif Sauvons le Togo, très proche de l’opposition, et, à Lomé, Bodjona est maintenant soupçonné de soutenir les adversaires politiques du président. Est-il en train de payer ses ambitions présidentielles ? A-t-il réellement été complice d’une arnaque à 36,5 millions d’euros ? Seul un procès équitable pourra apporter des réponses aux questions que se posent les Togolais.

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