Maroc : le Centre cinématographique marocain, gardien de la morale ?
Après la censure par le CCM de « Zankat Contact », couronné au Festival national du film de Tanger, coup de projecteur sur les origines de cet établissement public, son fonctionnement et le rôle éminemment politique de son directeur.
Zankat Contact, énième film censuré par le Centre cinématographique marocain (CCM). L’information est tombée le 20 octobre dernier. Un mois plus tôt, le long-métrage du réalisateur Ismaël El Iraki remportait le Grand Prix de la 22e édition du Festival national du film de Tanger. En cause, la présence dans sa bande son d’un morceau de la chanteuse sahraouie pro-Polisario Mariem Hassan, décédée en 2015.
Un « choix purement esthétique et musical », se défend le réalisateur, dont la carte professionnelle a été suspendue dans la foulée par le CCM. En septembre 2020, l’actrice principale de son film, Khansa Batma, recevait le prix d’interprétation féminine dans la catégorie Orizzonti de la 77e Mostra de Venise.
Une minute de soleil en moins (2003), Exodus (2014), Much Loved (2015), Lui (2021), La Dame du paradis (2022)… Toutes ces créations cinématographiques nationales ou étrangères censurées par le CCM ont été accusées soit d’offense aux mœurs, soit d’atteinte à l’un des trois symboles sacrés du Maroc : l’islam, la personne du roi et l’intégrité territoriale.
De la propagande dans son ADN ?
Comprendre le fonctionnement actuel du CCM et ce qu’il implique nécessite de revenir aux sources de sa création, en 1944 par l’administration du Protectorat français. À l’époque, il a pour missions d’encadrer, d’institutionnaliser et de localiser le cinéma au Maroc pour toucher le « public indigène » et concurrencer efficacement les productions cinématographiques égyptiennes, qui faisaient la promotion du panarabisme.
Le CCM servait alors surtout à produire et à conserver des films de propagande coloniale. Étonnamment, à l’indépendance, en 1956, le royaume offre une seconde vie au CCM. « Cette décision prouve que déjà à l’époque, le Maroc n’était pas en rupture avec la France », explique la chercheuse Marie Pierre-Bouthier, spécialiste du cinéma marocain. Contrairement à la Tunisie et à l’Algérie qui ont « liquidé » leurs centres cinématographiques sous administration coloniale.
Sur les liens entre le gouvernement et le CCM, Marie Pierre-Bouthier développe : « Initialement, le centre était sous la houlette du ministère de l’Information, et non du ministère de la Culture comme dans la Tunisie de Bourguiba. Dans les années 1980, le ministère de l’Information fusionne avec celui de l’Intérieur. Sous Hassan II, le CCM a maintenu son rôle de producteur de reportages et de films soutenant la propagande officielle », souvent commandités par les différents départements gouvernementaux, voire par des entreprises publiques comme l’Office chérifien des phosphates (OCP).
Organe omnipotent
Outre son rôle d’organisateur et de promoteur principal de l’industrie cinématographique, le CCM a toujours cumulé plusieurs casquettes. Parmi elles, la distribution de documents officiels : autorisations de tournage, cartes professionnelles, visas d’exploitation, autorisations d’exercice aux producteurs et distributeurs et exploitants de salles de cinéma. Mais aussi l’octroi de subventions à un certain nombre de productions cinématographiques remplissant un cahier des charges spécifique.
« Depuis le début, le CCM n’a pas été conçu pour favoriser la création cinématographique, en opposition avec le cinéma de commande [étatique ou institutionnelle, ndlr]. Cela a légèrement changé dans les années 1980, puis un peu plus pendant le mandat de Noureddine Saïl (2003-2013) », explique la chercheuse. Ce manque de tropisme créatif expliquerait l’attitude jugée « liberticide » du CCM, qui s’immisce dans chaque étape du processus créatif.
Aujourd’hui, le CCM dépend du ministère de la Culture et de la Communication, même si, jusqu’à la nomination en 2014 de Sarim Fassi-Fihri à sa tête, c’est le roi lui-même qui désignait son directeur. Un mode de nomination qui donne beaucoup de pouvoir à ce dernier. Trop ? C’est en tout cas la conclusion de nombreux spécialistes du domaine.
Deux directeurs, deux visions opposées du cinéma
L’évocation de l’ère où feu Noureddine Saïl était directeur du CCM semble rendre nostalgiques plus d’un cinéaste marocain. « C’était un intellectuel, un cinéphile. Il connaissait parfaitement le travail de qualité. Il était reconnu à l’international autant que sur le plan national pour son intelligence, sa culture et son amour de l’Afrique », raconte la productrice marocaine Lamia Chraibi.
« Il connaissait tout le monde. C’était un militant forcené qui, dès son arrivée à la tête du CCM, savait déjà ce qu’il voulait faire », précise Marie Pierre-Bouthier. Même si elle concède que « lui aussi avait ses têtes » et « pouvait se montrer arbitraire » dans la promotion de tel ou tel projet. Professeur de philosophie et critique d’art avant de diriger le CCM, c’est lui qui a réformé le système d’avance sur recettes et misé sur la production de fiction « au détriment peut-être des films documentaires », se désole Marie Pierre-Bouthier.
Son successeur, Sarim Fassi-Fihri (2014-2021), profil totalement différent, a été très critiqué pour sa gestion, notamment pendant la crise du Covid-19. Titulaire d’un master en production de l’Université de Toulouse, il aurait découvert l’industrie cinématographique au sein d’une production internationale en Tunisie. Avant de créer, dans les années 1980, sa propre structure d’accueil de tournages, la société Moroccan Productions & Services (MPS). Producteur exécutif pour des projets étrangers réalisés au Maroc, il aurait une vision « plus capitaliste » du cinéma que Noureddine Saïl.
Février 2021, alors que plusieurs salles de cinéma sont contraintes de fermer leurs portes, les professionnels du secteur adressent une lettre au directeur du CCM, l’alertant sur la situation critique des employés et employeurs de l’exploitation cinématographique. Deux mois plus tard, « après plusieurs tentatives de dialogue sans succès », une deuxième lettre est adressée à Sarim Fassi-Fihri.
Intitulée « Sauvons le cinéma marocain », elle cite une série de mesures du patron du CCM jugées « incompréhensibles » : « pénaliser les projets suspendus à cause de la pandémie », « retirer arbitrairement des cartes professionnelles », « refuser le cas de force majeure pour une dérogation de délai avant tournage », « abuser de son pouvoir en retirant les tranches de l’avance sur recettes sans justification »…
Ses immixtions dans les décisions de la Commission d’aide à la production cinématographique sont également ciblées. Cette structure est composée d’employés des ministères de la Culture, de la Communication et des Finances, de délégués syndicaux et d’un salarié du CCM. Son indépendance est vitale pour l’attribution des subventions. « Leur appréciation des projets dépend de leur culture et de leur compréhension du cinéma, explique Lamia Chraibi, Souvent aussi, malheureusement, de leurs accointances avec les professionnels du cinéma. »
Après trois mandats à la tête du CCM, alors qu’il avait atteint l’âge de la retraite en 2018, Sarim Fassi-Fihri a vu la prolongation de son mandat annulée par le tribunal administratif de Rabat le 27 mai 2021. Une décision qui fait suite à une plainte déposée par la Chambre nationale des producteurs de films (CNPF). Contacté par Jeune Afrique, l’intéressé a déclaré s’être « retiré des affaires publiques », préférant « ne plus s’exprimer sur le cinéma marocain ».
La croix et la bannière pour les jeunes cinéastes
Pour commencer dans le métier, les jeunes producteurs marocains doivent effectuer un véritable parcours du combattant. « Le processus actuel est terriblement procédurier, déplore Lamia Chraibi. C’est clairement une gestion de contrôle, pénalisante d’abord, et qui n’a pas pour but d’accompagner la création et ses créateurs, mais plutôt d’empêcher les jeunes créateurs de monter de nouvelles structures ou d’envisager leur premier projet. »
D’abord, comme l’explique la productrice elle-même, il est nécessaire d’obtenir auprès du service production du CCM un nombre décourageant de documents. Ces documents concernent le droit d’exercice, les statuts d’une société au capital de 300 000 dirhams, un agrément obtenu pour la production d’au moins trois courts-métrages d’un minimum de 15 minutes ou d’un long-métrage.
En parallèle, chaque projet doit employer un nombre minimum de techniciens détenteurs d’une carte professionnelle. Et évidemment, l’autorisation de tournage n’est remise qu’après lecture du script, des contrats des techniciens et des comédiens, et de la liste technique et artistique.
Alors que le pouvoir du CCM semble tentaculaire, il n’a plus de directeur attitré depuis plus d’un an. Après l’affectation temporaire de Mustapha Timi, un autre fonctionnaire, Khalid Saïdi, également secrétaire général du ministère de la Culture, a pris sa place il y a six mois. A priori, aucune nomination officielle n’est envisageable avant la mise en place de la réforme annoncée par le ministre, Mehdi Bensaïd, en janvier dernier. Une réforme qui s’annonce « globale » mais dont les détails sont encore inconnus.
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