Histoire africaine : le rôle central et méconnu de l’écriture

La palabre et le calame : on l’oublie trop souvent, mais l’écriture joue un rôle central dans l’histoire et la culture africaines, au même titre que l’oralité. Une vérité que le journaliste français Jean-Michel Djian rétablit dans son dernier livre, « Les Manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités ».

Des manuscrits dans une bibliothèque de Tombouctou, le 1er juillet 2012. © AFP

Des manuscrits dans une bibliothèque de Tombouctou, le 1er juillet 2012. © AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 13 décembre 2012 Lecture : 5 minutes.

C’est une jolie phrase qui, à force d’être accommodée à toutes les sauces, a fini par perdre une partie de sa saveur. Pis, devenue dicton sans cesse ressassé, elle s’impose désormais avec la virulence d’une réalité démontrée. « En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », disait l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ. Et voilà que, par la magie de ce bon mot, l’Afrique devient souvent ce « continent de l’oralité » où l’écriture ne se serait jamais épanouie… Funeste erreur ! Le brasier extrémiste qui menace les centaines de milliers de manuscrits enfermés dans des malles tout autour de Tombouctou (Mali) devrait chaque jour nous rappeler que la palabre n’y a pas toujours supplanté le calame.

Avec Les Manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités, le journaliste français Jean-Michel Djian, ancien collaborateur de Jeune Afrique et auteur de plusieurs biographies (Ahmadou Kourouma, Léopold Sédar Senghor…), bouscule d’un coup d’épaule la masse inféconde des préjugés. « Ce n’est pas très original de le dire, mais le choc est venu du fameux discours de Dakar du président Nicolas Sarkozy, explique-t-il. L’ignorance générale vis-à-vis de l’histoire de l’Afrique m’a frappé. Et, alors que j’avais longtemps été convaincu que c’était aux historiens africains de mener à bien ce travail sur Tombouctou, j’ai finalement essayé de fédérer tous ceux qui avaient une légitimité sur le sujet et je me suis lancé. » Le résultat ? Une série de contributions ­passionnantes qui ne demandent qu’à être développées et approfondies. L’écrivain Cheikh Hamidou Kane, le président de l’Association des historiens maliens Doulaye Konaté, le premier directeur du centre Ahmed-Baba de Tombouctou Mahmoud Zouber, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, le professeur d’arabe et spécialiste de l’ajami Georges Bohas, le Prix Nobel de littérature J.M.G. Le Clézio, tous signent des textes érudits, enluminés par les photos de Seydou Camara.

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Charte du Mandé

Bien sûr, le livre de Jean-Michel Djian ne fait pas l’impasse sur l’histoire de la « ville aux 333 saints », puissante capitale assise sur ses monceaux d’or et de sel, « mystérieuse » cité qui fascina tant de voyageurs occidentaux et où beaucoup, à l’instar de René Caillé, ne virent pas grand-chose… Bien sûr, le contenu même des manuscrits, qui traitent de droit, de gouvernance, de médecine, de religion, de commerce et, souvent dans les marges, de la vie quotidienne, est présenté de manière alerte. Et c’est même avec délectation que l’on découvre – fondamentalistes puritains, ne lisez pas ce qui suit ! – un long poème attribué au cheikh Al-Tadghi sur les risques et les bienfaits du coït. « Il aveugle le coeur, n’en doute pas, mais pratique-le, tout te réussira / Parmi ses bienfaits, sache qu’il apaise la colère et dissipe souvent les soucis et l’anxiété / De même la mélancolie cesse totalement en copulant, chacun le sait / On prétend même que la libido chasse l’infortune, de l’avis général / D’abord elle endurcit le coeur, puis elle le soulage quand l’acte se réalise », peut-on lire entre autres conseils d’ordres sexuel, médical et religieux.

L’essence du livre de Jean-Michel Djian repose sur le rôle central qu’a pu jouer l’écrit en Afrique.

Mais au-delà, l’essence du livre de Jean-Michel Djian repose sur le rôle central qu’a pu jouer l’écrit en Afrique. « Aujourd’hui, le principe d’oralité l’emporte généralement sur le principe d’écriture, dit-il. Et pourtant non, il n’y a pas l’écrit contre l’oral, il y a l’écrit et l’oral », soutient-il. Dans sa contribution intitulée « Inventions et usages méconnus de l’écriture dans l’histoire africaine », Doulaye Konaté corrige le tir. Fort opportunément, il rappelle l’existence des hiéroglyphes égyptiens, mais aussi celle du guèze et celle du méroïtique, la création des écritures bamoune et n’ko, ainsi que l’utilisation des alphabets venus d’ailleurs, notamment l’arabe. « Cheikh Hamidou Kane ou Souleymane Bachir Diagne sont des gens qui disent : il y a une écriture et c’est aussi par elle que l’on pourra en savoir plus sur cette histoire de l’Afrique que l’on ne connaît pas, ou mal », affirme Djian. L’auteur de L’Aventure ambiguë rappelle « l’existence de l’un des textes fondateurs de l’histoire des hommes, à savoir la charte du Mandé, qui fut promulguée en 1236 par l’empereur du Mali Soundjata Keïta », quand celui de Comment philosopher en Islam ? souligne que « comprendre ce que nous disent aujourd’hui Tombouctou et ses manuscrits est essentiel car l’histoire intellectuelle de l’Ouest africain est à écrire ».

Ajami

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« Aujourd’hui » ? Pourquoi aujourd’hui alors qu’une menace létale pèse sur ces trésors méconnus mais dont l’existence est loin d’être une découverte récente ? Pourquoi si peu de traductions, si peu d’études, si peu de recherches, si peu d’étudiants ? Pourquoi cette inaction politique ? Pourquoi cette véritable omerta ? « Et si le mythe de Tombouctou s’était construit en creux autour d’une gigantesque ignorance ? Celle des Européens, hostiles à toute forme de remise en question des dogmes gréco-romains de la connaissance universelle. Celle des Africains aussi, opposés à toute transgression d’une tradition dont les griots, figures héréditaires de l’oralité, continuent d’être les garants », avance Djian.

Le manuscrit trouvé à Tombouctou

Ils sont si rares, les manuscrits édités et traduits ! Alors en tenir un entre ses mains relève presque du miracle. Pourtant, aujourd’hui tout le monde peut découvrir Le Roman d’Alexandre à Tombouctou, Histoire du Bicornu, recueil de légendes sur les exploits d’Alexandre le Grand. Traduit par Georges Bohas, Abderrahim Saguer et Ahyaf Sinno, il s’agit du premier ouvrage édité en collaboration par Actes Sud, l’école normale supérieure de Lyon et la bibliothèque Mamma Haïdara de Tombouctou, dans le cadre du programme Vecmas (Valorisation et édition critique des manuscrits arabes subsahariens). Belle initiative, que l’on espère durable… N.M.

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Outre la mainmise coloniale et l’influence des griots, d’autres hypothèses expliquent la faible connaissance de manuscrits qui pourraient pourtant nourrir de nombreuses thèses. Pour la plupart écrits en arabe ou en ajami – c’est-à-dire en caractères arabes à partir des langues peule, wolofe, swahilie ou haoussa -, ces textes n’étaient accessibles qu’aux arabophones. Or même le directeur du centre Ahmed-Baba, créé en 1973 pour collecter et conserver ces inestimables sources d’information, ne l’était pas ! « La défiance vis-à-vis de l’arabe remonte à l’invasion marocaine, à la fin du XVIe siècle, affirme Djian. Le rapport à cette langue est toujours une épine dans les échanges entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. » Voulue par le sultan Moulay El Mansour pour s’emparer des mines de sel de Taoudeni, l’occupation marocaine se termina en 1603 dans un bain de sang…

Outragée par les guerres et les pillages, jalouse de ses trésors de lettres, la cité s’est ensuite évertuée à les placer à l’abri dans des malles, à les planquer là où seuls le temps et les intempéries pouvaient encore les menacer. Combien de manuscrits se terrent encore entre Oualata, Tombouctou et Chinguetti ? Certains avancent le chiffre de 950 000… Sans doute vaut-il mieux, aujourd’hui, qu’ils se terrent encore, le temps que la vague obscurantiste reflue et que les chercheurs puissent de nouveau plonger le nez dans leurs trésors calligraphiés. 

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