Égypte : Sissi coincé entre le FMI et l’armée
Deuxième pays le plus endetté au monde, l’Égypte traverse une crise grave liée au conflit en Ukraine mais aussi à la mainmise de l’armée sur l’économie nationale. Le président Abdel Fattah al-Sissi dit vouloir régler le problème. Mais en a-t-il les moyens ?
La livre égyptienne a atteint son niveau historique le plus bas fin octobre, avec une dévaluation de moitié sur l’ensemble de l’année 2022. L’exécutif, qui vient de contracter son quatrième prêt auprès du Fonds monétaire international (FMI) et s’endette auprès de ses voisins, s’est engagé auprès de l’institution et de la Banque mondiale à porter la part du secteur privé dans l’économie égyptienne à 65 % au cours des trois prochaines années. Le gouvernement doit donc redéfinir le rôle de l’État et de l’armée, et réduire leur interventionnisme. En août dernier, le très critiqué gouverneur de la Banque centrale, Tarek Amer, a présenté sa démission.
Mais le principal problème demeure : le budget national égyptien est grevé par les dépenses de l’institution militaire, qui pèse par ailleurs sur de très nombreux secteurs de l’économie. La prise de pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi en 2013 a renforcé cette mainmise, l’ancien président du Conseil suprême des forces armées (CSFA) ayant misé sur des projets d’infrastructure colossaux, permettant à l’armée égyptienne d’étendre encore son influence sur l’économie.
La crise actuelle est aggravée par les conséquences du conflit militaire en Ukraine, à l’origine d’une insécurité alimentaire qui touche des dizaines de millions d’Égyptiens : 80 % des importations de blé avant le début du conflit provenaient de Russie ou d’Ukraine. Pour y remédier, le régime a mis en place un « comité de crise » dès février 2022, et l’armée est chargée de distribuer des rations de nourriture aux plus vulnérables.
Mais la pénurie de matières premières n’est pas le seul contrecoup de la guerre, puisque des investisseurs étrangers qui avaient racheté des obligations souveraines ont retiré leur argent, à hauteur de 20 millions de dollars.
Emprunts tous azimuts
Seule solution pour soutenir une économie très fragilisée, le président Abdel Fattah al-Sissi a décidé de contracter en octobre un nouvel emprunt auprès du FMI, à hauteur de 3 milliards de dollars sur quatre ans. C’est la quatrième fois depuis le coup d’État de 2013 que le président se tourne vers le FMI. L’Égypte est le deuxième pays le plus endetté auprès de l’institution internationale après l’Argentine.
Endettée à hauteur de 53 milliards d’euros auprès de diverses institutions multilatérales, l’Égypte l’est aussi auprès de ses alliés régionaux, dont les monarchies du Golfe. Préoccupé par l’instabilité économique engendrée par le conflit ukrainien, le président a emprunté, début 2022, 5 milliards de dollars à l’Arabie saoudite, 5 milliards aux Émirats arabes unis et 3 milliards au Qatar.
Le Premier ministre égyptien Mostafa al-Madbouly a par ailleurs annoncé l’obtention de 1 milliard d’euros d’aide via un fonds du FMI consacré aux pays en voie de développement, et d’une enveloppe de 5 milliards de dollars de la part d’« organisations internationales et régionales ».
Mais le FMI a posé ses conditions à l’octroi de ces crédits. Le 27 octobre, la livre était dévaluée de 17 % conformément à la demande de l’institution, atteignant sa valeur historique la plus basse.
Le problème, notent beaucoup d’experts, c’est que le pays vit, et depuis longtemps, au-dessus de ses moyens. Persuadés que l’Égypte est une puissance régionale trop importante pour que ses partenaires – en particulier les monarchies du Golfe – la laissent faire faillite, les dirigeants du Caire multiplient les projets d’infrastructures ambitieux, mais le pays produit peu et importe énormément.
Réduire le budget défense
Pour réduire les dépenses de l’État, le président semble n’avoir d’autre choix que de se tourner vers la part du budget réservée aux investissements militaires et de développer une économie de marché ouverte au secteur privé. Ce qui implique de réduire le budget défense, mais aussi de contraindre les forces armées à céder leurs parts dans certains secteurs de l’économie.
Une gageure : selon un rapport publié en 2019 par Yezid Sayigh, chargé de recherches au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center de Beyrouth, l’institution militaire possède près de 7 % des complexes hôteliers, occupe une position dominante dans le secteur de l’énergie, est aussi présente dans la sidérurgie, l’agriculture, l’immobilier, la pêche, la santé, la production de pâtes, le ciment, l’eau minérale, les carburants…
L’idée aujourd’hui avancée, à la fois pour renflouer les caisses de l’État et pour donner des gages aux bailleurs internationaux, est donc de réduire la part de l’État, et singulièrement de l’armée dans les secteurs où elle n’a, théoriquement, pas grand chose à faire.
En avril 2022, l’exécutif a d’ailleurs annoncé devoir prendre des mesures drastiques, et notamment vouloir ouvrir avant la fin de 2022 le capital de certaines entreprises militaires et les introduire en bourse. Une liste des sociétés concernées a été élaborée, dont les stations-service du groupe Wataniya et la compagnie agro-alimentaire Safi, mais alors que la fin d’année approche, rien n’a été fait.
Difficile de se mettre l’armée à dos
Cette difficulté à mettre en pratique les ambitions affichées de désengagement a plusieurs explications. Il s’agit, d’abord, d’un virage à 180 degrés par rapport aux pratiques observées depuis l’arrivée au pouvoir Sissi, en 2013. Lui-même issu de l’armée, le maréchal devenu président n’a eu de cesse, les premières années, de s’appuyer sur les entreprises détenues par les militaires pour faire avancer sa politique économique. Vouloir aujourd’hui privilégier le privé et retirer à l’armée des sources de revenus qu’elle contrôle depuis des décennies demande volonté et courage.
Officiellement, le gouvernement a promis au FMI que le poids du secteur privé dans l’économie du pays allait doubler dans les trois années à venir, pour atteindre 65 %. Mais même du côté des possibles investisseurs privés, la prudence et les doutes persistent. Peu d’entre eux sont enclins à prendre des parts dans des entreprises qui risquent de se retrouver en concurrence frontale avec des firmes détenues par les militaires, lesquels possèdent la majorité des terres du pays, sont dispensés du paiement de nombreux impôts et taxes, et disposent, dans leurs casernes, d’une main-d’oeuvre pléthorique et payée sur le budget de l’État.
Pour Abdel Fattah al-Sissi, il est aussi très difficile de prendre le risque de se mettre à dos l’institution qui l’a formé, et qui demeure la plus influente du pays, y compris politiquement. Depuis la proclamation de la République égyptienne, le 18 juin 1953, les présidents successifs sont quasi exclusivement issus de l’armée, de Nasser à Sissi en passant par Moubarak. Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, faisait à cet égard figure d’exception, mais il a rapidement été renversé en 2013 par un coup d’État… organisé par les Forces armées nationales, dirigées par Sissi.
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