Sénégal : Abdoul Mbaye, cible de premier choix
Issu du monde des affaires, figure atypique du gouvernement sénégalais, le Premier ministre Abdoul Mbaye s’est fait, en quelques mois, de solides ennemis.
Depuis quelques semaines, le chef du gouvernement est une cible de premier choix. Abdoul Mbaye est dans le viseur de la presse, mais aussi de l’opposition, d’une frange de la haute administration et de certains milieux d’affaires sénégalais… Même dans l’entourage du président, Macky Sall, et jusque parmi ses ministres, on lui compte des ennemis. Pas étonnant, dans un tel marigot, que les polémiques pleuvent.
D’abord, c’est un contentieux avec un client de son ancienne banque, que la justice n’a pas encore réglé, qui est sorti des placards. Puis une décoration par l’ambassadeur de France devient la preuve, pour certains, que le Premier ministre est un agent de la Françafrique. Enfin, début novembre, il est accusé d’avoir blanchi l’argent de Hissène Habré lorsque l’ex-dictateur tchadien a posé ses valises à Dakar, en 1990 (lire l’encadré ci-dessous). Il s’agit, de loin, de la charge la plus grave. Elle pourrait lui valoir une motion de défiance, que le Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition) entend déposer à l’Assemblée nationale (sans grandes chances de succès), et elle est à l’origine d’une vague de demandes de démission.
En pâture
Pour l’heure, Mbaye n’est pas menacé, affirme l’entourage du président. Quand il lui a proposé le poste, le 3 avril, Sall l’avait prévenu : « À partir de maintenant, vous serez la cible numéro un. Je vous demande de vous concentrer exclusivement sur votre travail. » Il se doutait qu’en nommant un technocrate inconnu du sérail politique, qui plus est un banquier, il l’offrait en pâture.
Les millions de Habré : le magot qui fait scandale
En décembre 1990, Abdoul Mbaye dirige la Compagnie bancaire de l’Afrique occidentale (CBAO) depuis un an lorsque Hissène Habré (un homme auquel son père, le magistrat Kéba Mbaye, vouait un grand respect) se réfugie à Dakar. Le dictateur déchu ne vient pas seul. Avec lui : sa famille, un avion, des tapis et des sacs bourrés de billets de 10 000 F CFA. Selon l’ancien magistrat Mahamat Hassan Abakar, qui a présidé la Commission d’enquête du Tchad sur les exactions du régime Habré, ce dernier aurait emporté près de 10 milliards de F CFA, dont au moins 3,5 milliards seraient directement issus des caisses de l’État. Acculé par les journalistes, le Premier ministre a reconnu début novembre qu’il avait encaissé, en tant que banquier, une partie de cet argent, tout en précisant qu’il n’y avait là rien d’illégal. « En 1990, il n’y avait pas encore de loi sur le blanchiment d’argent », a-t-il expliqué. Celle-ci ne sera ratifiée qu’en 2004. Surtout, argue-t-il, il avait obtenu l’aval de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et de la BIAO, la banque tchadienne d’où venait l’argent. Selon des sources concordantes, la somme encaissée par la CBAO n’était qu’une partie du magot de Habré. Moins de 500 millions. Qu’a-t-il fait du reste ? Il l’aurait placé dans d’autres banques et en aurait investi une partie dans l’immobilier.
De fait, en huit mois, Mbaye, 59 ans, s’est fait des ennemis un peu partout à Dakar. Les premiers se trouvent dans son propre camp. Il s’agit des cadres de l’Alliance pour la République (APR), le parti de Macky Sall, parmi lesquels figurent des ministres de premier rang : la garde des Sceaux, Aminata Touré ; Alioune Badara Cissé, limogé des Affaires étrangères en octobre ; Mahmoud Saleh, conseiller du président… Ceux-là ont été surpris par la nomination de Mbaye. Frustrés qu’un milliardaire qui n’a jamais mouillé le maillot leur passe devant, ils n’ont cessé de lui savonner la planche. L’un par des remarques déplacées en Conseil des ministres. Un autre par son dédain ostentatoire qui l’a poussé à ne participer qu’à trois ou quatre Conseils des ministres en huit mois. Un dernier par quelques fuites savamment organisées dans la presse. Mais à ce petit jeu, Mbaye sort pour l’instant vainqueur. Lors du remaniement d’octobre, plusieurs de ses ennemis ont été priés d’aller voir ailleurs.
Jugé intransigeant sur les questions de bonne gouvernance, Mbaye s’est également trouvé des adversaires dans l’administration. Au sein de l’illustre Inspection générale d’État (IGE) notamment. Les inspecteurs lui reprochent d’avoir exigé que les audits qui vont être commandités dans le cadre de la traque des biens mal acquis soient menés par des cabinets privés, sénégalais certes, mais affiliés à des cabinets internationaux. Motif avancé : dans un pays où l’on peut corrompre n’importe qui avec 10 millions de F CFA (environ 15 000 euros), on ne peut faire confiance à personne. « La réaction de l’IGE a été très dure, souffle un proche de Sall. Le président l’a protégé, mais il a donné raison à l’IGE. » Au final, l’institution, bien que pointée du doigt par la presse sous l’ère Wade, garde la main sur les audits.
Fuites
Certains intérêts privés se sentent également menacés. La volonté du gouvernement de faire baisser les prix des produits de première consommation le pousse à explorer plusieurs pistes. Dans le sucre par exemple, Mbaye a tenté de casser le monopole de fait de la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS), détenue par « le roi du sucre », Jean-Claude Mimran. Selon des sources concordantes, l’industriel serait ouvert à la négociation, mais ce n’est pas le cas de tous ses collaborateurs. Son bras droit, Mamadou Diagna Ndiaye, qui s’y est opposé, est accusé par le clan Mbaye d’être à l’origine de plusieurs fuites dans la presse – ce qu’il réfute.
D’autres businessmen, hôteliers ou industriels en vogue lors des dernières années Wade, soupçonnés d’avoir bénéficié de ses largesses, verraient également d’un bon oeil le départ de Mbaye. Et pour cause : « Les hommes d’affaires de l’alternance, c’est terminé », leur a-t-il fait savoir.
« Le Premier ministre n’a aucun complexe face à eux : il est de leur monde », rappelle un de ses conseillers. Et il peut compter sur des amis très riches lui aussi. En novembre, certains d’entre eux n’ont pas hésité à se payer plusieurs pages de publicité dans les quotidiens pour lui apporter leur soutien. « Laissez notre Premier ministre travailler ! » écrivaient-ils, tout en dénonçant des « lobbies qui depuis des décennies réalisent de confortables profits en asphyxiant les populations ».
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