Mohammed Aïssaoui : « Dire que Juifs et Arabes ont marché ensemble reste tabou »

Dressant un portrait inédit du premier recteur de la Mosquée de Paris, Kaddour Ben Ghabrit, le journaliste lève le voile sur un héros méconnu de la Seconde Guerre mondiale.

Mohamed Aïssaoui, auteur de « L’Étoile et le croissant. » © Vincent Fournier/J.A.

Mohamed Aïssaoui, auteur de « L’Étoile et le croissant. » © Vincent Fournier/J.A.

Publié le 3 décembre 2012 Lecture : 6 minutes.

Après le succès de L’Affaire de l’esclave Furcy (prix Renaudot Essai 2010, lire encadré ci-dessous), Mohammed Aïssaoui plonge de nouveau au coeur de l’histoire de France, une histoire… méconnue qui livre une partie de ses secrets au terme d’une enquête passionnante. Dans L’Étoile jaune et le croissant, qui se lit comme un roman policier, le journaliste algérien (il travaille au Figaro littéraire) s’intéresse aux musulmans et aux Arabes qui ont aidé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement à l’un d’entre eux, Kaddour Ben Ghabrit. Cet ancien recteur de la Mosquée de Paris, de 1926 à 1954, a sauvé des Juifs en les cachant ou en leur offrant une fausse identité. Personnage aux multiples facettes, passionné d’arts et de lettres, mondain tenant salon, Si Kaddour pourrait un jour, grâce à ce travail et à de nouveaux témoignages – qui affluent déjà – rejoindre la liste des quelque 23 000 Justes parmi les nations du mémorial de Yad Vashem.

Jeune Afrique : Votre enquête part d’un constat – et d’une surprise : aucun Arabe n’a été reconnu officiellement comme Juste parmi les nations.

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Mohammed Aïssaoui : Oui, ce constat m’a paru aberrant. 23 000 Justes parmi les nations ont été recensés. Et aucun nom d’Arabe ou de musulman français ou maghrébin ne figure parmi eux. Les seuls musulmans reconnus sont des Albanais ou des Croates. Comment cela se fait-il ? Avec mes maigres moyens de journaliste, j’ai rassemblé des documents inédits, comme ce témoignage d’une infirmière juive marocaine de l’hôpital musulman de Bobigny montrant que Kaddour Ben Ghabrit, à l’époque directeur de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris, a agi en sa faveur. Il a couvert sa judéité et lui a fourni des papiers.

Dans votre livre, vous décrivez votre rencontre avec l’écrivain Élie Wiesel. C’est lui qui vous a mis sur la voie ?

Seul contre tous

1817, tribunal de Saint-Denis, île Bourbon (actuelle île de la Réunion). Un homme se lève, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en main et déclare : « Je me nomme Furcy. Je suis né libre dans la maison Routier, fils de Madeleine, Indienne libre, alors au service de cette famille. Je suis retenu à titre d’esclave chez Monsieur Lory, gendre de Madame Routier. Je réclame ma liberté : voici mes papiers. » Du jamais vu ! Un esclave attaque en justice son maître.

C’est l’audace incroyable et le combat acharné de cet homme que Mohammed Aïssaoui retrace dans L’Affaire de l’esclave Furcy, une enquête qu’adapte pour le théâtre le Burkinabè Hassane Kouyaté. Griot lui-même, le fils de Sotigui Kouyaté conte l’affaire et les recherches menées par le journaliste. Comédien, il interprète tour à tour les personnages de cette étonnante affaire dans une mise en scène dépouillée et efficace. L’Affaire de l’esclave Furcy, d’après Mohammed Aïssaoui, de et avec Hassane Kouyaté, jusqu’au 15 décembre au Théâtre du Tarmac à Paris. Séverine Kodjo-Grandvaux

Il m’a dit : « Celui qui écoute le témoin devient témoin à son tour. » J’avais besoin d’une phrase guide. Pour L’Affaire de l’esclave Furcy, j’avais exclusivement utilisé des archives puisque l’histoire remontait à environ 180 ans. Mais là, j’avais besoin de témoignages, directs si possible. J’ai d’ailleurs retrouvé au moins deux témoins vivants, dont Philippe Bouvard, qui n’avait jamais raconté son histoire personnelle.

Philippe Bouvard, de parents juifs, a échappé à la déportation grâce au recteur de la Mosquée de Paris.

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Il avait 12 ou 13 ans à l’époque, et ses souvenirs revenaient au fur et à mesure de notre discussion. Je suis sûr qu’il en dirait plus si on l’interrogeait encore. J’ai transmis son témoignage à Yad Vashem pour que Kaddour Ben Ghabrit figure parmi les Justes. Un dossier est ouvert, et j’espère que mon livre contribuera à ce que l’on fouille un peu plus. Quinze jours après sa publication, j’ai recueilli encore de nouveaux témoignages.

Avez-vous découvert des archives intéressantes à la Mosquée de Paris ?

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Non, pas du tout ! À trois reprises, j’ai rencontré l’actuel recteur, Dalil Boubakeur. Il m’a tout de suite dit qu’il n’y avait pas d’archives. Quelle qu’en soit la raison, c’est une situation extrêmement dommageable. Je sais qu’il y a eu un imam résistant déporté à Dachau puis à Mauthausen. Il s’appelait Abdelkader Mesli. J’ai retrouvé près de 300 feuillets de documents le concernant, ainsi que sa médaille de résistant et sa carte de déporté. À la Mosquée, rien ! Aucune trace de lui !

Y a-t-il un malaise à évoquer cette période au sein de la Mosquée de Paris ?

Je l’ignore. Il faudrait poser la question directement aux concernés. En tout cas, rien n’est entrepris pour savoir ce qui s’est passé à l’époque. Il n’y a aucun archivage, pas même un registre officiel des imams qui ont travaillé à Paris de 1940 à 1944.

Kaddour Ben Ghabrit était un personnage fantasque, lettré, fin diplomate et mondain. Quelle image en gardez-vous ?

Kaddour Ben Ghabrit a poussé la complexité à son paroxysme. Il était atypique.

J’aime les personnalités complexes, et Kaddour Ben Ghabrit a poussé la complexité à son paroxysme. Il était atypique. Interprète du sultan du Maroc, il pratiquait le français avec aisance. Il a beaucoup voyagé, en France, au Maroc, et même jusqu’en Russie. Ses dons de psychologue lui donnaient une aisance relationnelle. Il avait aussi une dignité aristocratique, qui se percevait dans ses tenues. C’était un personnage politique, avec rang de ministre. Son rôle consistait à soutenir, à protéger et à représenter les musulmans de France et des colonies. Il était féru d’arts, notamment de musique et de théâtre. C’était un homme foncièrement bon, qui donnait beaucoup, et se trouvait très sollicité. Il a pris des risques considérables.

Pendant la guerre, il a réussi à préserver ses relations avec l’occupant allemand sans se compromettre…

Il avait un sens diplomatique aigu, convaincu qu’il ne fallait pas insulter l’avenir. Quand il répondait aux démarches des Allemands qui voulaient manifestement se servir de la Mosquée pour leur propagande, il ne disait jamais non frontalement. Mais plutôt : « Les usages protocolaires ne me permettent pas de remercier le Führer. » Il n’a jamais rompu avec les autorités de Vichy, mais il connaissait la ligne jaune à ne pas franchir. Bien sûr, c’était une période double et trouble.

Comment expliquez-vous que Kaddour Ben Ghabrit soit resté si longtemps un quasi-inconnu ?

On s’est intéressé tardivement aux Justes et, au final, on n’a identifié – pour l’instant  – que 23 000 personnes, ce qui est certainement inférieur à la réalité. À Yad Vashem, on résume avec humour la situation en disant que, « dans 11 cas sur 10, ce n’est pas le Juste qui va se dénoncer ». Le plus souvent, les témoins n’identifient les personnes qui les ont aidées que tardivement, lorsqu’ils font le bilan de leur vie.

Est-il possible de démêler la part de légende et de vérité dans cette histoire encore sensible ?

Oui, Simone Veil, par exemple, ne s’est pas cachée à la Mosquée de Paris, comme on a pu le dire. Mais le chanteur judéo-arabe Simon « Salim » Hallali y a été hébergé, et on lui a donné une fausse identité. Il faudrait continuer le travail de terrain. Au Maroc, notamment, où des témoins peuvent raconter le rôle qu’a joué Mohammed V dans la protection des Juifs. C’est un personnage public, on peut certainement retrouver des documents, des correspondances, etc. Je ne serais pas étonné que Mohammed V soit reconnu un jour comme Juste parmi les nations.

Votre livre n’est pas dans l’air du temps. Revendiquez-vous d’aller à contre-courant de la méfiance entre Juifs et Arabes ?

Je constate malheureusement que dire que Juifs et Arabes ont marché main dans la main reste tabou. Parler uniquement des Arabes antisémites est plus vendeur. Je ne nie pas qu’il y en ait et je consacre un chapitre au grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, qui a collaboré avec Hitler. Kaddour Ben Ghabrit, lui, a toujours résisté aux efforts de l’occupant pour organiser une visite de ce mufti à la Mosquée de Paris.

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Propos recueillis par Youssef Aït Akdim

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