Tunisie : Douar Hicher, cité rebelle

Après les affrontements meurtriers dont il a été le théâtre à la fin d’octobre, ce quartier populaire de la périphérie de Tunis passe pour un fief salafiste. Mais la réalité est beaucoup plus complexe.

Des soldats dans le quartier rebelle de Douar Hicher. © AFP

Des soldats dans le quartier rebelle de Douar Hicher. © AFP

Publié le 4 décembre 2012 Lecture : 5 minutes.

Depuis la révolution, dès que l’une des cités pauvres qui couronnent le Grand Tunis s’agite, le pays s’attend au pire. Mais les affrontements entre extrémistes religieux et policiers au lendemain de l’Aïd, le 30 octobre, à Douar Hicher, qui ont fait deux morts parmi les salafistes et de nombreux blessés, ne se sont pas soldés par un embrasement général. Pourtant, le 2 novembre, avant la prière du vendredi, les brigades d’intervention étaient sur le qui-vive et un solide cordon de police avait bouclé ce quartier populaire situé à 15 km de la capitale. « Ils sont là pour impressionner. Il ne se passera rien aujourd’hui. Le salafiste qui a été tué a été enterré hier. Il ne faut pas croire tout ce qui se dit ; Douar Hicher n’est pas aux ordres des salafistes, mais de sa propre violence. Aucun dirigeant, ancien ou nouveau, n’ose s’aventurer ici, mais il est vrai que le commissariat est une cible. Beaucoup d’autres ont été incendiés durant la révolution, certains sont devenus des dépotoirs, c’est l’un des seuls à avoir échappé au saccage », explique Mohamed, un cafetier.

Transplantation ratée

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De fait, des policiers, pour la plupart de jeunes recrues, sont agglutinés autour du commissariat. C’est un bastion à défendre, le symbole de la présence d’un État que le quartier ne reconnaît pas. « Il n’a pas fait grand-chose pour nous, et, si la cité ne s’est pas effondrée, c’est bien grâce à ses habitants. Ils ont appris à se débrouiller », souligne Walid, un jeune sans emploi et qui n’en cherche pas. Le quartier, coincé entre un axe routier, une zone industrielle et des champs, s’articule autour du parcours de deux lignes d’autobus avec pour terminus… un cimetière. C’est une fausse enclave qui ne propose rien à sa population. « Faute d’infrastructures sportives et d’espaces culturels, nous avons des mosquées », ironise un instituteur, qui rappelle que « ce qui est artificiel ne prend jamais ». En effet, la cité est née du réaménagement de Tunis dans les années 1970. Des familles issues de l’exode rural implantées depuis l’indépendance à Bab Souika, au coeur de la capitale, ou à Jebel Lahmar, l’une des premières cités populaires, ont été déracinées et conduites à s’installer dans la périphérie. La transplantation à Douar Hicher n’a pas réussi.

La localité échappe à toute logique urbanistique ; entassées les unes sur les autres, les constructions anarchiques se multiplient. À la périphérie du quartier, un lotissement de logements sociaux avait été financé par le Fonds de solidarité 26-26 promu par Ben Ali. Depuis, les habitants ont pour adresse 26-26, une estampille dont ils se passeraient bien tant elle marque leur pauvreté. Pourtant, Douar Hicher est un arrondissement en soi, avec une municipalité toujours opérationnelle. « Ici, c’est plus propre, nous ne sommes pas envahis par les poubelles comme dans les beaux quartiers, se félicite Mohamed. Nous connaissons les agents municipaux. Ils ont intérêt à travailler. Il ne manquerait plus qu’à la misère s’ajoutent les maladies. »

Trafics

Catégorique quand il s’agit d’évoquer les rivalités entre les quartiers de Bodrya, Echabeb et Khaled Ibn el-Walid, expliquant que les uns veulent prendre le dessus au prétexte qu’ils sont nés ici et que les autres ne sont que des pièces rapportées, il est plus circonspect quand on lui parle de salafisme. « Ils sont là depuis longtemps, même sous Ben Ali. Mais beaucoup de voyous se camouflent derrière une barbe et endossent le qamis. Ici, il y a de tout, comme dans tous les ghettos. D’ailleurs, depuis les affrontements de l’Aïd, les barbes ont singulièrement raccourci et même disparu. Les figures connues se font discrètes, mais les voyous ne se cachent pas », dit-il en désignant un jeune homme à la mine patibulaire. Les salafistes sont là. Ils font juste profil bas, mais ils continuent d’avoir la mosquée Ennour pour QG et tentent de faire régner leur loi. « S’ils pouvaient faire rentrer dans le rang les délinquants, ce serait bon pour le quartier », lance Saïda, dont le fils est en prison pour tapage sur la voie publique. Lamjed, 24 ans, était une petite frappe. Happé par la mouvance extrémiste, il vit de l’obole que lui versent des chefs salafistes et caresse le rêve d’aller porter le jihad en Syrie ou au Mali. « S’il meurt, il sera un martyr, c’est mieux que truand », lâche son père.

Beaucoup de voyous se camouflent derrière une barbe et portent le qamis.

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Avec un niveau d’éducation très bas, des revenus qui permettent juste de survivre, la majeure partie des 80 000 habitants de Douar Hicher vivent d’expédients : les femmes font des ménages, les filles, quand elles ne sont plus scolarisées, tentent de se faire embaucher comme ouvrières dans les usines voisines… ou se prostituent, avec le consentement tacite de la famille. Plusieurs maisons se sont transformées en débits de boissons clandestins, avec une porte pour les livraisons d’alcool, une autre pour la vente. Les prix sont souvent ceux des magasins, mais ils fluctuent selon la demande. À certains carrefours, des jeunes entre 16 et 20 ans dealent. Ici, on achète aussi bien des anxiolytiques et des antidépresseurs que de la drogue. « Je peux obtenir tout ce que vous voulez », assure Aymen, qui annonce les prix : « 1,50 euro le cachet de Tranxène, 1 euro pour le Témesta et 500 euros le kilo de résine de cannabis. » Il affirme que les médicaments ont été dérobés à l’hôpital psychiatrique de La Manouba, tout proche et que la zatla (le cannabis) est acheminée depuis l’Algérie ou des plantations autour de Sidi Bouzid. « Le cannabis n’est pas prohibé par le Coran mais par la loi, et, ici, c’est le Coran qui prime », se justifie-t-il, laissant entendre que les salafistes ne sont pas étrangers à la prolifération de la drogue dans le quartier, alors qu’ils combattent l’usage et la vente d’alcool. C’est d’ailleurs un accrochage entre des consommateurs de bière et des radicaux religieux qui a mis le feu aux poudres durant l’Aïd. « Le quartier est gangrené, déplore l’instituteur. Tous les extrémismes poussent comme du chiendent. Ceux qui ne voient qu’un horizon bouché trouvent un exutoire dans la religion, un prétexte pour s’en prendre aux autres, tout en vivotant de leurs petits trafics. La promiscuité engendre toutes les formes d’agressivité. »

Le bureau d’Ennahdha brûlé

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Oublié de tous, Douar Hicher n’accepte aucune autorité. Ici, aussitôt ouvert, le bureau d’Ennahdha a été brûlé. Quelques partis politiques et des associations organisent des réunions restreintes, mais l’activité est si sporadique que c’est la télévision qui véhicule l’essentiel de l’information. Elle est même au centre de la vie familiale quand la nuit tombe et que le quartier bascule dans un univers interlope. « Ni les gens de la cité ni la police ne s’aventurent dans certains coins la nuit. C’est une zone de non-droit », explique Aymen, qui nous conseille pour un prochain reportage de porter un voile afin d’éviter d’attirer l’attention. « La violence est là malgré les apparences d’un retour à la normale. Les regards sont mauvais… Pour un rien, on peut te braquer. »

Ici, le constat social est le même que partout où règne la précarité en Tunisie. Le problème n’est pas le salafisme, mais un faisceau d’éléments qui font de cités comme Douar Hicher, Ettadhamen ou Al-Kabaria de véritables poudrières. 

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