Bénin : une biennale sinon rien !
Du 8 novembre 2012 au 13 janvier 2013, le Bénin n’accueille pas une, mais deux biennales d’art contemporain. Une folie suicidaire qui, malgré tout, traduit la vivacité de la scène artistique locale.
« Deux biennales, non. Une biennale coupée en deux par un gros malentendu, un malentendu qui aurait pu être évité si nous nous étions écoutés, si chacun n’avait pas surestimé ses forces. » Amer, déçu, modérément optimiste, le directeur exécutif adjoint de la Biennale Regard Bénin, Ousmane Aledji, ne peut que constater les dégâts occasionnés par la lutte fratricide qui a opposé, ces derniers mois, les acteurs culturels du Bénin. Même son de cloche du côté de la « Biennale Bénin » (dont Jeune Afrique est partenaire), où l’artiste et directeur exécutif Dominique Zinkpè déclare : « Ce qui compte, c’est de proposer un sujet au public et de ne pas lui faire sentir une guerre entre organisateurs. »
Incroyable mais vrai ! Du 8 novembre 2012 au 13 janvier 2013, deux biennales d’art contemporain portant le même nom et ayant exactement le même thème (« Inventer le monde : l’artiste citoyen ») se tiennent simultanément au Bénin. Une situation pour le moins ridicule quand on sait les difficultés des artistes du continent. Les sons de cloche, bien entendu, divergent selon les acteurs auxquels on s’adresse, et, il faut le dire, les noms d’oiseaux pleuvent ! Les uns accusent les autres d’incompétence quand les autres accusent les uns de favoritisme familial, voire de corruption et de népotisme. Qui plus est, à l’intérieur d’un même camp, les batailles d’ego font rage… Comment en est-on arrivé là ?
Électricité
La fondation Zinsou sur tous les fronts
Initiatrice de la première édition de la Biennale Bénin (sous le nom de Regard Bénin) et partenaire de la biennale officielle, la Fondation Zinsou organise de son côté plusieurs événements. D’abord Dansons maintenant !, consacré à la danse contemporaine, à l’Institut français, avec le parrainage du chorégraphe burkinabè Salia Sanou. Mais, fidèle à son engagement auprès des plasticiens, elle expose aussi le peintre sud-africain Bruce Clarke et l’invite – non sans difficultés – à reprendre, sur la route des esclaves, le projet intitulé « Les hommes debout », déjà en cours au Rwanda, qui consiste à réaliser de grandes oeuvres en extérieur avec des artistes locaux. Enfin, en restaurant la remarquable villa Ajavon à Ouidah, la fondation a pour ambition de multiplier les lieux d’exposition de sa collection. N.M.
Le 13 septembre, le directeur exécutif de la Biennale Bénin, Serge Dossou-Yovo, démissionne. « Je ne concevais pas qu’il puisse y avoir deux événements après tous les efforts de conciliation mis en oeuvre et les mois de discussions, explique-t-il. En outre, je n’étais pas vraiment d’accord avec l’allure que prenait la manifestation officielle… » Sa critique concerne les deux parties en présence. Il reproche à Ousmane Aledji sa « volonté d’existence » et au directeur artistique de la biennale officielle, le Marocain Abdellah Karroum, ses choix esthétiques « déconnectés de l’idée de montrer la créativité béninoise ». Sur le plan financier, il juge le programme trop ambitieux par rapport aux moyens mis en oeuvre et aurait préféré « le réduire pour faire une biennale propre ». Il n’a pas eu gain de cause et, « ne souhaitant pas aller au clash », s’est retiré pour que « la biennale puisse avoir lieu »…
Ce sont donc deux festivals qui se tiendront en même temps. Sous tension. Même le ministre béninois de la Culture, Jean-Michel Abimbola, et l’ambassadeur de France Jean-Paul Monchau n’ont pu faire abstraction de l’électricité qui empoisonnait l’air lors de l’inauguration de l’exposition internationale à Cotonou. Tous deux ont lancé un véritable appel au calme pour que le Bénin puisse jouer à fond sa carte de « carrefour des arts visuels en Afrique ».
Sur le plan financier, les deux biennales n’étaient pas logées à la même enseigne, si bien qu’il est possible d’utiliser la terminologie en vogue dans ce genre d’événement : le « in » par opposition au « off ». Côté in, celle dirigée par Dominique Zinkpè et coordonnée par sa compagne, Élise Daubelcour, financée à hauteur de 260 millions de F CFA (plus de 396 000 euros). Côté off, celle dirigée par Ousmane Aledji, avec un budget de 50 millions de F CFA. Côté in, c’est principalement l’Institut français qui a mis la main à la poche (163 000 euros), avec le gouvernement béninois (73 000 euros), l’Union européenne (70 000 euros) et d’autres partenaires institutionnels (la Fondation Zinsou, l’ambassade de France au Bénin, l’Office for Contemporary Art de Norvège…). Côté off, les organisateurs ont dû puiser dans leurs ressources propres, tout en étant aidés par la Fondation Prince Claus (20 000 euros) et par le ministère allemand des Affaires étrangères, qui a réglé les billets d’avion des étudiants de l’académie des beaux-arts de Hambourg.
Tokoudagba
« Ce que j’ai pu voir ici et là me fait sourire tristement, confie Ousmane Aledji. Il y a d’excellentes propositions enrobées par une atmosphère de discorde. » Disputes, scissions, rancunes diverses ne peuvent être occultées, mais sans doute vaut-il mieux considérer ces errements comme des erreurs de jeunesse et n’y voir qu’un triste et inévitable épiphénomène de l’intense émulation qui agite aujourd’hui la scène artistique béninoise. Le dynamisme de Marie-Cécile Zinsou et de sa fondation, créée il y a sept ans, la reconnaissance internationale acquise par le plasticien Romuald Hazoumé sont en effet venus se greffer sur un terreau national porteur que symbolise à merveille l’oeuvre de Cyprien Tokoudagba, profondément enracinée dans la culture béninoise et reconnue au-delà depuis l’exposition « Magiciens de la terre » (Centre Pompidou, France).
Décédé le 5 mai dernier, Tokoudagba n’a pas été oublié. Une exposition, inaugurée par Dominique Zinkpè, en présence de la femme et de la fille de l’artiste, lui rend hommage au musée d’Art contemporain d’Abomey (Maca). Bien qu’assez mal présentée dans un édifice aux volumes réduits, cette célébration posthume donne le la de la biennale officielle, dont le coeur est résolument situé à Abomey. Outre l’oeuvre de Cyprien Tokoudagba, il est possible d’admirer au sein même des palais royaux celle, polymorphe, de Barthélémy Toguo. Avec deux aquarelles gigantesques – dont une réalisée sur place en référence directe aux symboles des rois d’Abomey – et trois installations, l’artiste camerounais porte haut les couleurs de l’Afrique… tout en poussant très loin la provocation. « L’Afrique est devenue la poubelle de l’Occident », clame-t-il en désignant son oeuvre, Le Dépotoir, une série de poubelles réalisée avec des drapeaux africains.
À ses cotés exposent le Congolais Freddy Tsimba et le Béninois Dominique Zinkpè. Le premier a réalisé une maison en soudant entre elles des machettes (Maison Machettes), quand l’autre présente ses toiles et ses statues composées de petites sculptures de jumeaux Ibéji collées les unes aux autres. Par ailleurs, ledit Zinkpè, qui n’a sans doute pas mesuré à quel point il était risqué d’être à la fois directeur exécutif d’une biennale et artiste exposé, vient d’ouvrir dans la même ville un impressionnant centre d’art baptisé Unik qui accueillera, à terme, des artistes en résidence et un lieu d’exposition.
Cette domination de facto d’Abomey ne doit pas faire oublier la qualité de certaines performances réalisées à Cotonou. Ainsi le Béninois Meschac Gaba s’est-il fait remarquer en lançant à travers la ville une meute de zémidjans (taxis-motos) portant des plaques d’immatriculation bardées d’aphorismes (« Art is about imagining the world otherwise », « Art begins where nature stops » ou encore « L’artiste est celui qui nous ouvre les yeux ») pour annoncer la création de sa bibliothèque consacrée à l’art contemporain (le musée de l’Art et de la Vie active, Mava). La biennale officielle a fait un pied de nez au monde de la consommation en s’installant sous les néons, entre les caisses et l’ancien étal de boucherie d’un centre commercial Kora désaffecté.
Tordu
Multiplicité des propositions, multiplication des lieux d’exposition ou de résidence (Espace Tchif, lieu Unik, Fondation Zinsou, etc.), variété des artistes, le Bénin a sans aucun doute la capacité d’organiser un grand événement autour des arts plastiques, mais… « Je n’ai pas participé parce que j’ai ma dignité, confie Romuald Hazoumé, qui ne présente d’oeuvre ni dans le in ni dans le off. Biennale est un mot à la mode, mais nous n’en avons pas les moyens. Il vaut mieux bien organiser un seul événement de temps en temps, quand nous en avons la possibilité. » L’union se fera-t-elle ? Serge Dossou-Yovo affirme qu’« on ne redresse pas un arbre qui a poussé tordu » mais qu’il « faut travailler pour ne pas laisser le soufflé retomber ». « On va tout faire pour que cette biennale survive à tout ça et même à nous-mêmes », affirme Ousmane Aledji. Paroles ? Jouer collectif, c’est la condition sine qua non.
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