Tunisie – Abdelfattah Mourou : « Il faut engager une réflexion autour de notre islam »

Pour faire échec au salafisme jihadiste, le vice-président d’Ennahdha préconise l’ouverture d’un débat et la création d’une instance indépendante de régulation de l’autorité religieuse.

Abdelfattah Mourou, vice-président d’Ennahdha. © AFP

Abdelfattah Mourou, vice-président d’Ennahdha. © AFP

Publié le 26 novembre 2012 Lecture : 6 minutes.

Revenu dans le giron d’Ennahdha, dont il fut l’un des cofondateurs avec Rached Ghannouchi, Abdelfattah Mourou, 64 ans, a réagi à l’intervention télévisée, le 1er novembre, de Nasreddine Aloui, nouvel imam radical de la mosquée Ennour, à Douar Hicher, dans la périphérie de Tunis, après la mort de son prédécesseur et d’un autre salafiste lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, le 30 octobre. Lui-même agressé en août dernier à Kairouan par un extrémiste religieux, Abdelfattah Mourou considère que les islamistes violents transgressent les valeurs fondatrices de l’islam. Il n’en est que plus urgent, selon lui, d’encadrer la transmission du message du Livre en Tunisie.

Jeune Afrique : Que vous inspire cet imam qui a appelé au jihad à la télévision et qualifié les membres d’Ennahdha de mécréants ?

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Abdelfattah Mourou : Au début, j’ai eu du mal à y croire. J’ai cru que c’était une manipulation. Mais en voyant l’intéressé brandir son linceul pour signifier qu’il irait jusqu’à se sacrifier au nom du jihad, le doute n’était plus permis. Pourtant, sa mission première est d’enseigner, de transmettre, de former, d’éclairer, et non d’appeler à verser le sang des musulmans. Les versets de la sourate des Femmes qui préconisent la violence sont à remettre dans leur contexte ; le Prophète avait été abandonné par les siens, et Allah lui intimait d’assumer ses responsabilités en combattant les incroyants. Il n’a jamais été question que des musulmans se dressent les uns contre les autres, qu’ils soient de Bab Souika, de la cité Ettadhamen ou de Halfaouine ; ce sont des musulmans comme les autres qui ont la même profession de foi et pour lesquels il n’y a de Dieu que Dieu. Les gens radicaux invitent ni plus ni moins à une fitna, soit à une guerre religieuse, et montent le peuple contre le peuple. Si cet homme avait le sens de la religion et de la patrie, il appellerait les Tunisiens à retrousser leurs manches pour faire don de une heure de travail en faveur des plus démunis. À mon sens, ce qu’on a vu est le résultat du laisser-aller qui sévit dans le pays. La classe politique doit assumer ses responsabilités. J’ai exhorté nos dirigeants à prendre des mesures pour éviter cette surenchère, on m’a répondu qu’il fallait d’abord tenter de parlementer avec eux ; mais comment discuter avec ceux qui refusent le débat ? On en arrive à des provocations et à des actes extrêmes accompagnés d’un irrespect pour les plus hautes fonctions de l’État. Il y a une passivité dans le traitement de ce phénomène due à une mauvaise évaluation du danger.

Comment discuter avec des gens qui rejettent la démocratie ?

Ce mouvement est porté principalement par des jeunes. Pourquoi ?

La plupart des jeunes sont sincères ; ils aiment notre religion, Allah et Mohammed, mais on leur a présenté un islam qui n’est pas le nôtre, qui n’est même pas l’islam. Dans un certain sens, ils ont été induits en erreur. Nous devons les encadrer et les éveiller aux vrais fondements de la religion. Ils reviendront dans le droit chemin, d’autant que dans la nouvelle Tunisie il n’est plus besoin de se cacher. Désormais, plus rien n’empêche d’afficher sa foi. Mais d’autres prônent la violence, n’acceptent pas le débat, et leurs idées font l’effet d’un poison sur la spiritualité. Ceux-là, il faut les éloigner de la scène nationale, qu’ils peuvent pervertir. Le mouvement est dangereux, mais il serait encore plus dangereux de l’ignorer et de ne pas prendre en compte le fait qu’une frange de la société a besoin d’attention et de prise en charge. Il faut comparer cela au fascisme ou aux mouvements d’extrême gauche. Les autres pays ont su traiter la question en appréhendant la problématique à travers un effort collectif d’analyse et de réflexion. Parmi les salafistes qui appelaient au jihad par le passé et que nous avons côtoyés en prison, beaucoup sont revenus sur leurs positions et ont reconnu avoir choisi une mauvaise voie.

Vous dépeignez une situation détériorée. Qui en est responsable ?

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Les événements de Douar Hicher auraient pu être l’occasion de lancer un débat national autour de la question, mais le gouvernement n’est pas dans cette logique. Pis : certains dirigeants politiques prennent fait et cause pour les radicaux. Il faut traiter ce sujet à partir de ses raisons d’être, de sa genèse. Le gouvernement n’a pas agi quand il le fallait, les dirigeants politiques règlent leurs comptes, les intellectuels et les artistes se sentent persécutés. Chacun se défausse sur l’autre. Mais la critique seule est inutile. Les radicaux exploitent l’espace de liberté ouvert par la révolution pour imposer leur orientation et leur idéologie aux autres. Aujourd’hui, des musulmans traitent d’autres musulmans de mécréants et usent de la violence. Au nom de la répression du vice et de la promotion de la vertu on agresse des vendeurs d’alcool, des femmes non voilées ou des personnes dont on dit qu’elles ont porté atteinte au sacré. Cela n’est pas tolérable.

Cela contribue à jeter la suspicion sur l’islamisme…

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Attention aux amalgames ! Tous les islamistes ne sont pas à mettre dans le même sac ; l’extrémisme est une minorité qui, par ses actions spectaculaires, se fait entendre et remarquer. Tous les incidents – à Sejnane, Médenine, Jendouba, et l’attaque de l’ambassade américaine – ont été montés pour s’inscrire dans un même et unique objectif : favoriser et donner de la visibilité à un groupe qui s’est approprié l’islam en prétendant que son interprétation est la seule qui vaille et qui, de ce fait, exige des autres croyants qu’ils aillent dans la même voie quitte à faire de ceux qui n’adhèrent pas des mécréants. Il faut arrêter cette surenchère et engager un débat en se référant au Coran et à la Sunna, sachant que ces divergences sont anciennes.

Comment expliquez-vous que la situation soit si complexe ?

Soutenir qu’il faut combattre la démocratie car Dieu ne l’aurait pas dictée est une erreur absolue.

Cela résulte d’une mauvaise compréhension de l’étape politique que vit la Tunisie. Après avoir abattu la dictature et son maître d’oeuvre, nous étions censés nous prendre en charge. Cela implique de pouvoir débattre tous ensemble dans un contexte démocratique. Et plutôt que de se résoudre à ce qu’une majorité l’emporte sur une minorité, nous avons préféré aller vers le consensus et avoir une réflexion commune sur les problèmes socioéconomiques du pays, sur l’avenir des systèmes de santé et éducatif, sur toutes les grandes questions qui édifient une nation. Mais les extrémistes ne croient en rien de tout cela. Soutenir qu’il faut combattre la démocratie car Dieu ne l’aurait pas dictée est une erreur absolue. Ils proposent pour uniques référents le Coran et la Sunna. Là-dessus, nous ne divergeons pas. Nous avons fait de la prison pour défendre cette position, mais nous ne pouvons accepter que cela conduise à des affrontements entre Tunisiens.

Comment garantir la transmission de cet islam modéré ?

Il y a un vide dans les mosquées. Ben Ali a éloigné Ennahdha des lieux de culte et imposé des imams à sa solde. Aujourd’hui, ils ne sont plus là. Mais Ennahdha étant un parti politique, elle ne peut aller dans les mosquées. Il faut donc une réflexion globale autour de notre islam et de ce qu’on veut en faire. Il s’agit de promouvoir nos valeurs, au-delà de ce qui est licite ou pas. Pour relancer une tradition modérée, pour qu’il n’y ait pas de divergences entre Tunisiens, la première garantie est de mettre sur pied une institution de régulation indépendante qui soit appuyée par les partis politiques et la société civile et d’instaurer un enseignement religieux ouvert sur le présent. Il faut se demander d’où vient un imam qui appelle au meurtre. Quel est son parcours ? À quel titre est-il imam ? Où est l’État ? C’est le terrorisme qui est entré dans les mosquées, non la politique. Ces extrémistes n’ont pas une vision globale de l’islam. 

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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani

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