Rwanda : chasseurs de génocidaires
Le couple Alain et Dafroza Gauthier a déposé une vingtaine de plaintes contre des Rwandais résidant en France.
Le visage barré par un sourire crispé, Eugène Rwamucyo ne semble pas comprendre ce qui lui arrive lorsque les policiers français lui passent les menottes. Ce 26 mai 2010, dans le cimetière de Sannois, près de Paris, cet homme, recherché par le Rwanda, était venu assister aux obsèques de Jean Bosco Barayagwiza, un génocidaire condamné à trente-cinq ans de prison par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et décédé en prison. À la vue d’un homme blanc, caché sous un chapeau et des lunettes noires, un nom vient à la bouche de Rwamucyo. « Je vous reconnais ! Vous êtes Alain Gauthier ! »
Alain Gauthier avait certes déposé plainte contre lui, mais il n’était pas présent ce jour-là. L’homme qui l’a dénoncé, caché sous le chapeau, était le journaliste Jean-François Dupaquier. Mais la réaction de Rwamucyo en dit long. Pour les Rwandais qui ont fui en France après la chute du régime génocidaire, en 1994, Alain Gauthier et Dafroza, son épouse, sont comme des spectres surgis de leur passé trouble pour les retrouver. Ils ne connaissent parfois pas leurs visages, mais savent qu’ils sont là, quelque part.
Les Gauthier n’ont pas volé cette réputation. Cela fait plus de onze ans que ce couple franco-rwandais passe le plus clair de son temps libre à traquer les personnes soupçonnées de génocide aux quatre coins de l’Hexagone. La tâche est fastidieuse, ingrate. Avant de déposer plainte, au nom du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), il leur faut trouver des témoins, obtenir des renseignements sur les enquêtes ouvertes à Kigali ou au TPIR, recouper les récits, trouver la trace de la nouvelle vie de leurs suspects, les « débusquer », comme dit Alain. Un véritable travail d’enquêteur, qui les mène sur les collines verdoyantes du Rwanda à chaque période de vacances scolaires pour Alain – il est directeur adjoint de collège -, dès que ses congés payés le lui permettent pour Dafroza – elle travaille dans un laboratoire de chimie. De retour dans leur appartement cossu de Reims (nord-est de la France), où s’entassent des classeurs remplis d’archives, ils centralisent leurs informations, les mettent en forme avec l’aide « presque bénévole » de leurs avocats.
Quête
Lui, l’enseignant de français aux cheveux blancs de 64 ans, droit dans ses bottes, comme taillé dans une falaise abrupte de son Ardèche natale (sud-est de la France). Elle, la scientifique qui ne fait pas ses 58 ans, native de Butare, la grande ville du sud du Rwanda, élégante, téméraire et fragile. Rien n’avait préparé ces deux-là à un destin de chasseurs de criminels. « Je déteste être exposée », explique posément Dafroza. « Nous n’étions pas faits pour être sur le devant de la scène », confirme Alain. La première fois qu’ils se sont croisés, c’était au Rwanda, où Alain a débarqué, en 1970, à l’âge de 22 ans, pour enseigner dans un séminaire où Dafroza étudiait. Ils se retrouvent quelques années plus tard, presque par hasard, pendant des vacances de Dafroza en Ardèche. Mariage, trois enfants (aujourd’hui âgés de 24, 30 et 32 ans) : ils ne se sont plus quittés.
La quête de leur vie, ils y sont venus de fil en aiguille, sans trop le chercher. La première étape fut la plus brutale : le génocide de 1994. Depuis Reims, où ils sont installés depuis 1980, Dafroza et Alain assistent, impuissants, au massacre de toute leur famille restée au pays.
Un soir on n’en peut plus, on veut tout arrêter. Le lendemain, on reprend.
Dafroza Gauthier
Début 1993, Alain avait déjà écrit au président, François Mitterrand, pour lui faire part de son inquiétude devant l’agressivité croissante du gouvernement rwandais dominé par des Hutus, alors soutenu à bout de bras par la France. Lorsque Dafroza retourne à Kigali, en février 1994, la mort est déjà partout : les armes à feu et les grenades claquent quotidiennement, et la radio déverse sa haine des Tutsis. Sa mère, qui pressent la tragédie, l’oblige à écourter son séjour. Dafroza s’exécute. Elle ne la reverra plus. Elle n’avait pas d’autre choix, mais elle a inévitablement gardé cette culpabilité qui forge parfois la détermination. « C’est comme si ma première vie s’était terminée à cette époque, explique-t-elle dans leur salon parsemé de symboles rwandais. La vie d’avant, les loisirs, les vacances avec les enfants… Tout ça me paraît vieux d’un siècle. »
Énergie
Alain et Dafroza ont passé sept ans dans un chagrin sourd, avant que celui-ci se transforme en énergie motrice. Le déclic est venu en 2001, à Bruxelles, lors du premier procès de génocidaires devant la justice belge, à l’initiative d’un collectif de Rwandais. Deux hommes et deux femmes sont jugés pour leur rôle à Butare. « On les connaissait, c’était notre procès », se souvient-elle. Les suspects sont tous condamnés. En rentrant à Reims, les Gauthier se donnent un objectif : faire la même chose.
Ils créent le CPCR, sans avoir conscience du poids qui va reposer sur leurs quatre épaules. « Nous pensions seulement amorcer le mouvement. Une douzaine d’autres personnes paraissaient très motivées. Certains cherchaient sans doute seulement à se faire bien voir de Kigali. Il y a eu du découragement, des rivalités. Il nous reste des soutiens, mais les autres meneurs sont tous partis », déplore Alain.
Leur plus beau coup reste d’avoir retrouvé Dominique Ntawukuriryayo paisiblement installé dans le sud de la France.
Grâce à leur complémentarité, Alain et Dafroza deviennent malgré tout très efficaces. Elle connaît son pays, sa culture et les blessures de ses habitants. Devant les rescapés comme les meurtriers en détention, elle sait trouver les mots pour les convaincre de chercher leur part de vérité dans leurs cauchemars. Seuls les témoignages à charge les intéressent. Ce sera aux accusés de se défendre devant la justice. Sûr de son bon droit, Alain est toujours prompt à saisir les autorités. En tout, ils ont déposé 19 plaintes et se sont portés partie civile dans 25 dossiers. « Toutes jugées recevables », se félicite Alain. Leur plus beau coup reste d’avoir retrouvé Dominique Ntawukuriryayo paisiblement installé à Carcassonne, dans le sud de la France. Il a, depuis, été transféré devant le TPIR et condamné à vingt ans de prison.
Procès
Mais ces moments de satisfaction sont rares. Au quotidien, l’épuisement devant la lenteur de la justice française et souvent la mauvaise volonté de la chancellerie finit par peser. « Notre engagement est passionnel et donc inconstant, confie Dafroza. Un soir on n’en peut plus, on veut tout arrêter. Et puis, le lendemain, on reprend. » Des 250 membres que comptait le CPCR au départ, il n’en reste que la moitié. Les cotisations et les dons qu’ils reçoivent sont très insuffisants pour financer les voyages et les procédures. Une partie des économies familiales y est passée.
Leur espoir ? Que la justice française ouvre son premier procès du génocide au Rwanda, en 2013, soit douze ans après la Belgique. Certains signes leur ont redonné confiance, comme la création, annoncée en 2010, d’un pôle « génocides et crimes contre l’humanité » au tribunal de grande instance de Paris, dont deux juges sont allés enquêter au Rwanda en juillet 2012.
Quoi qu’il arrive, baisser les bras n’est pas une éventualité. Alain prendra sa retraite l’année prochaine. Mais celle-ci ne s’écoulera pas tranquillement au soleil, dans la maison qu’ils ont fait construire à Kigali. Il prévoit de devenir enquêteur à plein temps.
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