Rwanda : les fantômes du génocide
À l’approche du vingtième anniversaire de la tragédie d’avril 1994, les comptes de ce passé qui ne passe pas restent plus que jamais à solder entre France et le Rwanda. Même si certains, à Paris, préféreraient qu’on les efface. Enquête sur un impossible oubli.
« Pour ceux qui, en France, ont été aux affaires à l’époque du génocide de 1994 et pour tous ceux que cette tragédie a marqués, le Rwanda c’est un peu le sparadrap du capitaine Haddock : on a beau l’arracher, il revient toujours. » Ce commentaire d’un intime du dossier vaut-il encore pour l’administration Hollande ? À en croire les apparences, le sparadrap est plutôt, ces temps-ci, du genre décollé. En attendant que le nouvel ambassadeur de France à Kigali, enfin accrédité après dix mois de vacance, envoie ses premiers courriels et que Jean-Christophe Belliard, le nouveau directeur Afrique du Quai d’Orsay, spécialiste reconnu et surtout objectif de la région, entre en fonction (pas avant janvier prochain), le « cas » rwandais, dont on connaît pourtant les incidences sur la situation dans l’est de la RDC, est suivi au ministère des Affaires étrangères avec un mélange de distance, de désintérêt et de sourde hostilité. En réalité, seule Hélène Le Gal, la conseillère Afrique de l’Élysée, continue de travailler sur ce dossier avec, on l’imagine, des informations de seconde main, puisque Paris n’a pratiquement plus aucun réseau qui lui soit propre au pays des Milles Collines – et donc plus aucune remontée de terrain.
Si l’élan diplomatique et les espoirs de reprise de la coopération qui avaient accompagné le voyage de Nicolas Sarkozy à Kigali en février 2010 sont aujourd’hui totalement retombés, ce n’est pas que François Hollande ait voulu sur ce sujet prendre le contre-pied de son prédécesseur. Bien au contraire. En 1994, Hollande n’était qu’un ex-député socialiste au creux de la vague, bien loin des arcanes d’un pouvoir aux prises avec les affres du génocide. Il n’est donc aucunement lié par cette histoire qui ne passe pas, encore moins par le lobby de ceux qui, militaires ou politiques, ont vécu la normalisation de 2010 comme un affront. Plusieurs ministres de son gouvernement, notamment Christiane Taubira, Pascal Canfin, Bertrand Cazeneuve et Marylise Lebranchu, ont pris dans le passé des positions critiques vis-à-vis des responsabilités françaises dans ce drame.
Le Rwanda est très loin d’être un sujet d’attention permanent pour François Hollande
Tout récemment et sur instructions de l’Élysée, la France a voté en faveur de la candidature rwandaise au Conseil de sécurité de l’ONU sans tenir compte de l’activisme – en sens inverse – de son voisin belge, très sensible aux protestations du gouvernement congolais, pour qui Kigali soutient et manipule les rebelles du M23. Le fait que le président français, dans son discours de Kinshasa le 13 octobre, se soit abstenu de désigner nommément le Rwanda comme étant l’« agresseur » dans le Nord-Kivu a également été bien perçu dans l’entourage de Paul Kagamé. À l’abri des micros et des caméras, la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, iron lady au sourire charmeur, a ainsi pu s’entretenir quelques instants en marge du sommet de la Francophonie avec François Hollande. Le temps de le féliciter pour un autre discours, prononcé la veille à Dakar, avec notamment ce passage sur la « part d’ombre » de la politique africaine de la France, laquelle « se grandit lorsqu’elle regarde lucidement son passé », et celui sur l’exigence de « relations fondées sur le respect ».
"Védriniens"
Reste que le Rwanda est très loin d’être, pour un François Hollande totalement absorbé en matière de politique extérieure par des crises majeures au Mali, en Syrie ou sur la scène européenne, un sujet d’attention permanent. Le quotidien est laissé au ministère des Affaires étrangères, lequel balaie ce dossier sous le tapis avec d’autant plus de facilité que le ministre Laurent Fabius n’y accorde qu’un intérêt distrait. « Pour la majorité des fonctionnaires du Quai, le Rwanda est une dictature ambiguë : moins on en parle, mieux on se porte », murmure un habitué des lieux, lequel attribue ce climat de malaise teinté d’aversion à « l’influence des védriniens ». Avec le général Quesnot, l’amiral Lanxade (tous deux en retraite de l’armée) et dans une moindre mesure Alain Juppé, François Léotard et Édouard Balladur, Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée à l’époque du génocide, était au coeur du dispositif de gestion de la crise rwandaise. L’offensive des Tutsis de l’Armée patriotique rwandaise déclencha à Paris une sorte de réflexe gaullo-mitterrandien paroxysmique de défense du « pré carré » francophone, face à une « invasion » perçue comme instrumentalisée par les Américains et les Britanniques.
Protégé militairement par la France depuis 1990, le régime Habyarimana, devenu ouvertement génocidaire après le 6 avril 1994, allait continuer à bénéficier de ce préjugé favorable, y compris pendant l’opération Turquoise. Aujourd’hui encore, pour les acteurs précités de la politique rwandaise de la France d’alors, les comptes du passé ne sont pas soldés et le sujet demeure ultrasensible. Accusations et récusations sur le rôle qu’ils jouèrent pendant la sanglante saison des machettes se déclinent sur le mode de la véhémence épidermique. Est-ce à dire pour autant qu’Hubert Védrine, qui n’a jamais caché son hostilité au pouvoir en place à Kigali, alimente en sous-main le fiel de certains diplomates ? Non, car, s’il arrive bien sûr à l’ancien ministre des Affaires étrangères d’être écouté en haut lieu, ce n’est pas sur l’Afrique – qui n’a jamais été sa tasse de thé – mais sur l’Otan, l’Europe ou le Moyen-Orient. Mais de hauts fonctionnaires clés comme Pierre Sellal et Denis Pietton au Quai, Paul Jean-Ortiz à l’Élysée, Laurent Pic à Matignon ou Pascal Brice au Commerce extérieur ont été les collaborateurs le plus souvent admiratifs de ce personnage brillant. Ils n’ignorent rien de son traumatisme rwandais, et, ne serait-ce que par empathie, cela peut laisser des traces.
L’effacement progressif de la présence française au Rwanda semble arranger tout le monde.
Même si Paris évite jusqu’ici d’emboîter le pas à la Belgique, très en pointe au sein de l’Union européenne pour l’adoption d’un train de sanctions contre le Rwanda, l’indifférence avec laquelle s’effectue l’effacement progressif de toute présence française au Rwanda semble donc arranger tout le monde. Michel Flesch, le nouvel ambassadeur à Kigali venu de Bissau, a manifestement reçu la consigne de jouer profil bas, à la mesure des très faibles moyens dont dispose sa chancellerie. L’existence même de cette dernière est d’ailleurs menacée, tant par les mesures drastiques d’économie imposées au ministère des Affaires étrangères que par la situation juridique des modestes locaux qui l’abritent. Le bail locatif du bâtiment expire en effet début 2014, et ne sera pas renouvelé puisque tout le quartier est inclus dans le plan de restructuration de Kigali.
Procès
Or, contrairement aux Allemands, aux Japonais ou aux Coréens, la France n’a jusqu’ici acquis aucun terrain constructible ni envisagé de nouvelle location. Un contexte idéal pour une fermeture de poste. Pourquoi le maintenir d’ailleurs, quand on sait que tous les projets d’investissement élaborés dès 2010 dans l’euphorie des visites de Sarkozy à Kigali puis de Kagamé à Paris sont passés à la trappe, victimes de ce qui ressemble fort à un sabotage passif organisé par la partie française. La compagnie Rwandair a fini par abandonner ses velléités d’achat d’Airbus et d’ATR pour se fournir chez Boeing et Bombardier, la concession de gaz méthane du lac Kivu convoitée par une société française a été attribuée aux Sud-Africains et aux Canadiens. Quant au vaste projet de rénovation du centre culturel français de Kigali et de ses environs, il est désormais enterré, au grand agacement de la municipalité, qui cherche une autre solution. Au Rwanda, modèle africain de valorisation des investissements, ce ne sont pas les repreneurs étrangers qui manquent…
Le sparadrap est décollé, donc. Mais ceux qui s’en satisfont devraient se méfier : il revient toujours. Paru en septembre, Silence Turquoise, premier témoignage à charge d’un ancien militaire, qui plus est héros du GIGN, sur le comportement réel de l’armée française en 1994, n’est qu’un avant-goût. En 2013, facilités par la ministre Christiane Taubira, qui y est favorable, devraient enfin s’ouvrir les procès de trois génocidaires rwandais présumés, mis en examen par la justice française, et se clore l’instruction, ouverte il y a sept ans et reprise depuis par le tribunal de grande instance de Paris, sur les plaintes pour viols déposées contre des militaires français par trois femmes tutsies. Début 2013 également, le juge Marc Trévidic rendra ses conclusions dans l’enquête sur l’attentat contre l’ancien président Habyarimana, lesquelles déboucheront très vraisemblablement sur un non-lieu pour toutes les personnalités du régime Kagamé mises en cause par Jean-Louis Bruguière. En avril 2014 enfin, ce sera le vingtième anniversaire du génocide. Les fantômes n’ont pas fini de ressurgir.
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