Syrie : les chrétiens entre le marteau et l’enclume
Sensible à l’appel de la démocratie mais effrayée par le risque islamiste, la communauté religieuse se retrouve prise au piège d’une guerre civile qui la place face à de cruels dilemmes.
« Faites attention à ce que vous allez écrire, tout ce que vous pourriez dire dans un sens comme dans l’autre peut avoir des conséquences graves… » À la sortie d’une messe parisienne, cet éminent prélat d’une grande Église d’Orient n’en dira pas plus. Tiraillés entre aspirations démocratiques et crainte de lendemains islamistes, entre la répression ultraviolente menée par le régime et les exactions des insurgés qui se multiplient, les chrétiens de Syrie (4,6 % de la population selon Youssef Courbage, chercheur à l’Institut national d’études démographiques, à Paris) sont comme « un pot de terre pris entre deux pots de fer », selon la métaphore du père Dall’Oglio, jésuite longtemps installé en Syrie, avant que son engagement révolutionnaire n’amène les autorités à l’expulser en juin vers son Italie natale. Il était l’un des rares membres du clergé de Syrie à militer ouvertement contre la dictature, allant jusqu’à accepter la défense armée du peuple en soulèvement.
Pourtant, il y a vingt mois, la croix embrassait le croissant quand, dans les rues de Deraa, Homs et Damas, des foules désarmées ont commencé à braver les balles des forces de sécurité pour réclamer du pain, des réformes, la dignité et la liberté. « Non à la militarisation, non à l’intervention étrangère, non à la confessionnalisation », tels étaient les mots d’ordre de la révolution, et le monde s’émerveillait devant le courage pacifique des contestataires. Depuis, 32 000 Syriens sont tombés, des dizaines de milliers ont disparu ou fui. Certains ont pris les armes pour défendre leurs frères contre la brutalité du régime. Des combattants étrangers ont afflué, faisant de la Syrie une nouvelle terre de jihad. Les puissances régionales et internationales se sont invitées dans la partie soutenant, par conviction ou par intérêt, l’un ou l’autre camp. Menacé de mort, le clan au pouvoir a donné toute sa puissance militaire. Homs et Alep, villes où coexistaient pacifiquement les nombreuses communautés du pays, ont été détruites par les combats sans fin entre l’armée régulière et les brigades hétéroclites de l’Armée syrienne libre (ASL). Et la guerre du régime contre les civils a fini par devenir une guerre civile.
Ceux qui soutiennent la révolution sont pour la plupart partisans d’un règlement pacifique.
Sommés de prendre position, les chrétiens se rappellent le sort de leurs frères libanais que quinze années de conflit ont poussés par milliers à l’exode, ils se souviennent des histoires atroces qu’ont rapportées leurs 200 000 frères d’Irak réfugiés chez eux, ils voient les Coptes d’Égypte fuir massivement leur patrie millénaire après le triomphe de l’islam politique. Ils vivent avec la terreur que les insurgés les plus extrémistes, voyant en eux des alliés du régime, ne cherchent à les exterminer, à les chasser hors du pays ou, au mieux, à leur imposer un régime de discrimination s’ils venaient à triompher. « Les rares chrétiens qui soutiennent encore la révolution sont pour la plupart partisans d’un règlement pacifique de la crise, comme Michel Kilo, écrivain et dissident, ou Randa Kassis, opposante en exil à Paris », rappelle Fabrice Balanche, directeur du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo).
Attentisme
« Beaucoup de chrétiens ont participé aux premières manifestations pour la liberté et la démocratie mais ils se sont vite tenus sur la réserve par crainte de changements trop radicaux, explique Balanche. Aujourd’hui, ils sont pour l’ordre et la stabilité qu’affirme vouloir rétablir le régime et ils ne pensent pas que celui-ci va tomber. » Le pouvoir, dominé par la secte chiite alaouite mais maniant les discours nationalistes et laïcs du parti Baas, s’est présenté comme l’ultime rempart des minorités, cherchant à lier leur destin à sa propre survie.
Très vite, de nombreux dirigeants des Églises locales se sont rangés à ce point de vue ou ont adopté une position attentiste. En novembre 2011, Monseigneur Jeanbart, métropolite grec-catholique d’Alep, affirmait ainsi : « J’espère que la Syrie ne sera pas le quatrième pays à connaître un brusque renversement du pouvoir, après la Tunisie, l’Égypte et la Libye. Ce serait une catastrophe pour toute la région, pas seulement pour les chrétiens. » Plus prudent, son supérieur, le patriarche Grégoire III Laham, déclarait à Paris dans un communiqué le 5 novembre : « Nous sommes pro-stabilité, pro-laïcité. Nous ne sommes ni pro- ni anti-régime. » Même réserve et même ambiguïté du côté du Vatican, où le pape Benoît XVI appelait, le 7 novembre, toutes les parties à « ne pas épargner leurs efforts dans la recherche de la paix et à poursuivre, à travers le dialogue, les voies qui conduisent à un vivre-ensemble juste, en vue d’une solution politique adéquate du conflit ». « Le clergé ne parle que de soutenir le régime ou de rester neutre. Mais les chrétiens, qui sont pris en otages par le pouvoir, ne peuvent rester étrangers au sort de leur pays », regrette Salam Kawakibi, chercheur au Centre d’initiative pour une réforme arabe.
Les cas du père Dall’Oglio, qui milite pour le renversement du régime, et de son antithèse, la mère Agnès-Mariam de la Croix, qui relaie énergiquement la propagande du régime dans les médias occidentaux, restent des exceptions que le Saint-Siège réprouve. Voulant couper court au reproche d’abandonner à leur triste sort les chrétiens de Syrie, le pape multiplie les prières et les gestes symboliques, effectuant en septembre une visite à haut risque au Liban, où il vient de dépêcher une mission spéciale pour la Syrie sous la houlette du cardinal guinéen Robert Sarah. Mais l’institution refuse de se mêler de politique et ne se prononce pas sur le départ du président Assad. Implicitement, sa position rejoint celle de l’opposition pacifique : oui aux réformes, non aux armes, non à l’intervention étrangère, non à la confessionnalisation.
On rapporte plusieurs cas d’enlèvements de chrétiens par des membres de la rébellion.
"Infidèles"
Pour l’Église catholique comme pour de nombreux observateurs, la guerre qui fait rage n’est pas encore un conflit communautaire, et les chrétiens ne sont pas la cible de persécutions systématiques. « Il est certain qu’une frange fasciste de la rébellion va leur chercher des noises mais, pour l’instant, aucun cas précis de persécutions majeures n’a été révélé, explique Sébastien de Courtois, historien spécialiste des chrétiens d’Orient. Du point de vue chrétien, il n’y a pas de guerre communautaire, beaucoup font le dos rond et attendent que l’orage passe, comme des milliers d’autres Syriens de toutes les confessions. S’il y a une revendication religieuse, elle est clairement du côté de certains opposants, qui n’hésitent pas à se réclamer du fondamentalisme musulman. »
Mais certains faits laissent craindre aux chrétiens une confessionnalisation de la crise qui pourrait leur être fatale. Le récent martyre du père Fadi Jamil Haddad a révolté la communauté : le 25 octobre, le corps de cet homme de paix connu pour ses efforts de médiation humanitaire était retrouvé dans la banlieue de Damas. Enlevé, il avait été torturé avant d’être exécuté. Par le régime pour les rebelles, par les rebelles pour le régime… Le lendemain, une bombe explosait au cours de ses funérailles, faisant plusieurs victimes. Des cas d’enlèvements de chrétiens pour leur appartenance confessionnelle à des barrages rebelles ont été rapportés. À Homs, des enfants de familles sunnites qui jouaient hier avec leurs jeunes voisins chrétiens les traitent aujourd’hui de kuffar (« infidèles »).
Autodéfense
Des lieux de culte ont été saccagés par les insurgés, à Alep notamment, lorsque l’ASL a tenté de s’emparer du quartier chrétien de Jdeidé, fin août. Le 25 septembre, on annonce que 280 chrétiens ont été raflés près du village de Rableh. Authentique ou inventée, l’information fait grand bruit parmi les chrétiens.
Une situation qui incite un nombre croissant de membres de la communauté à l’autodéfense. « Le régime avait distribué des armes, mais le clergé a appelé à ne pas s’en servir. Après le saccage d’archevêchés, certains, notamment les Arméniens, ont fini par prendre les armes », note Fabrice Balanche. Ce sont ainsi des miliciens chrétiens qui auraient tenu en échec l’offensive de l’ASL sur Jdeidé en août. La violence et le désordre gagnent du terrain, et le régime a profité de la peur qu’ils génèrent pour armer les gens dans les villes et les campagnes. Face au chaos social, à la guerre civile et à l’anarchie, qui favorisent les crimes les plus crapuleux, la sécurité ne se trouve plus qu’au sein de la famille, du clan et de la communauté. Ou dans la fuite à l’étranger pour ceux qui en ont les moyens. Les idées de réformes démocratiques et d’opposition pacifique semblent appartenir à un lointain passé. L’historien Sébastien de Courtois conclut : « Je retiens surtout de mes entretiens avec les chrétiens de Syrie que tous détestent cette guerre car elle les jette de fait dans les bras du régime. »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Ilham Aliyev, l’autocrate qui veut « dégager » la France d’Afrique
- Carburant en Afrique : pourquoi les exportateurs mondiaux jouent des coudes pour a...
- De Yaoundé à l’Extrême-Nord : voyage sur les routes de l’impossible
- En Guinée, Mamadi Doumbouya élevé au grade de général d’armée
- Au Kenya, l’entourage très soudé de William Ruto