Comment Israël a liquidé Abou Jihad en 1988

Pressé par le Yediot Aharonot, principal quotidien du pays, l’État hébreu a accepté de déclassifier plusieurs documents secrets relatifs à la traque et à l’élimination de l’ancien numéro deux de l’OLP, froidement exécuté en Tunisie en 1988. Reconstitution d’un assassinat politique minutieusement préparé.

Khalil al-Wazir, alias Abou Jihad, était le chef de l’aile militaire de l’OLP. © Sipa

Khalil al-Wazir, alias Abou Jihad, était le chef de l’aile militaire de l’OLP. © Sipa

perez

Publié le 16 novembre 2012 Lecture : 8 minutes.

Mercredi 20 avril 1988. Une marée humaine envahit l’immense camp de réfugiés de Yarmouk, au sud de Damas. Sous un soleil de plomb, des centaines de milliers de Palestiniens acclament la dépouille fleurie d’Abou Jihad, assassiné quatre jours plus tôt, à Tunis, par un commando israélien. En Cisjordanie et dans la bande de Gaza, la situation s’embrase un peu plus. La rue palestinienne, qui vient de lancer sa première Intifada, redouble de colère. Elle vient de perdre l’une de ses figures historiques.

Abou Jihad, de son vrai nom Khalil al-Wazir, est né à Ramleh, en 1936, dans ce qui est alors la Palestine sous mandat britannique. Douze ans plus tard, quand éclate la première guerre israélo-arabe, sa famille est contrainte à l’exil. Le jeune Khalil grandit dans le camp d’Al-Burej, en lisière de Gaza. Dès son adolescence, il prend part à des actions de fedayin palestiniens contre les villages israéliens frontaliers. Mais le tournant survient vers le milieu des années 1950. Juste avant de rejoindre la confrérie des Frères musulmans, il fait la connaissance de Yasser Arafat en Égypte. Les deux hommes se lient d’amitié et décident d’unir leur destin en créant clandestinement le Fatah, en 1959, sur le modèle du FLN algérien.

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Dès lors, Abou Jihad décide de reprendre la lutte armée contre l’État hébreu. Personnage charismatique, guerrier dans l’âme, il obtient sans difficulté le commandement des opérations extérieures du Fatah. Les attaques meurtrières qu’il coordonne en Israël même en font l’ennemi public numéro un. À partir de 1965, le Shin Bet tente plusieurs fois de l’éliminer, sans succès. Sa traque ne s’interrompt à aucun moment et s’intensifie même après le raid contre l’hôtel Savoy à Tel-Aviv en 1975 (11 morts), et celui mené contre un autobus israélien longeant le littoral (38 morts), trois ans plus tard.

Repli à Tunis

Entre-temps, ni les massacres de Septembre noir en Jordanie ni la guerre civile libanaise n’ont interrompu totalement ses activités de guérilla. Ce n’est qu’en 1982, après le siège de Beyrouth par l’armée israélienne, qu’Abou Jihad est forcé de se replier loin de ses terres. En compagnie de Yasser Arafat, il rejoint Tunis, où l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) obtient la permission d’installer ses quartiers généraux.

À la fin de 1987, les Israéliens ont localisé avec exactitude la nouvelle résidence du chef palestinien : Sidi Bou Saïd, au nord-est de Tunis.

Depuis la capitale tunisienne, le « père de la lutte palestinienne » réorganise sa stratégie. Privé de base arrière proche, il pousse la jeunesse de Cisjordanie et de la bande de Gaza à se révolter contre l’occupant israélien. Mais si des comités populaires se forment sous son impulsion, il n’exerce pas de réel contrôle sur ces derniers. « C’est moi qui ai déclenché l’Intifada », prétendra-t-il pourtant en janvier 1988, dans une interview à Radio Monte Carlo, au plus fort des affrontements entre lanceurs de pierre palestiniens et soldats israéliens.

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« Cette affirmation est inexacte, estime le journaliste d’investigation Ronen Bergman, à l’origine des révélations fracassantes publiées au début de novembre par le Yediot Aharonot, principal quotidien du pays, sur l’assassinat de l’ancien numéro deux du Fatah. Mais c’est parce qu’il croyait, à l’époque, à son implication directe dans l’Intifada que le gouvernement israélien va approuver la liquidation d’Abou Jihad. Ironiquement, cet homme va payer pour un acte dont il n’est pas responsable. » Dans les faits, la révolte palestinienne va davantage servir de prétexte. À la fin de 1987, les services de renseignements israéliens ont déjà localisé avec exactitude la nouvelle résidence du chef palestinien ; celle-ci se situe à Sidi Bou Saïd, au nord-est de Tunis. Chargé de mettre à exécution une opération à l’autre bout de la Méditerranée, le Mossad comprend qu’un appui militaire est indispensable. Le Premier ministre, Itzhak Shamir, le lui accorde sans hésiter. Tout comme son ministre de la Défense, Itzhak Rabin, et l’ensemble de l’appareil sécuritaire israélien, il est décidé à écourter la vie d’Abou Jihad.

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Une fresque montrant Abou Jihad (g) et Yasser Arafat (d), en 2009 sur un mur de Gaza. © AFP

Raid commando

L’opération Démonstration de force se prépare dans le plus grand secret. Pendant de longues semaines, les membres de la Sayeret Matkal (unité d’élite de l’état-major) s’entraînent à prendre d’assaut des villas inoccupées de Ramat Hasharon, banlieue chic de Tel-Aviv. Chaque soir, ils répètent inlassablement ce scénario supposé les attendre à 2 000 km de leur pays. Le 13 avril 1988, plusieurs navires de guerre quittent le port de Haïfa. La traversée vers la Tunisie durera trois jours.

Arrivés au large des côtes tunisiennes, les bateaux jettent l’ancre. À la nuit tombée, les commandos prennent place à bord de Zodiac et poursuivent leur route vers le bord de mer. Ils sont au nombre de treize divisés en deux groupes. « Un Boeing 707 de l’aviation israélienne faisait également partie du dispositif, précise Ronen Bergman. Sa mission était de brouiller les systèmes de communication et les radars pour couvrir l’avancée des troupes. » À bord de l’appareil, deux hôtes de marque : le chef d’état-major de Tsahal, Dan Shomron, et son futur successeur, Ehoud Barak.

Sur la plage de Raoued, deux véhicules attendent les hommes de tête du commando. Ils ont été loués par trois agents du Mossad, arrivés sur place quelques jours plus tôt, par vol régulier, et détenteurs de faux passeports libanais. Une première voiture fait route vers Sidi Bou Saïd ; elle a pour mission de repérer d’éventuelles patrouilles de police ou de l’armée tunisienne, voire de miliciens du Fatah. Le second véhicule roule à distance respectable. À 500 m de la villa d’Abou Jihad, les militaires israéliens décident d’achever leur parcours à pied. Il est environ 1 h 35 du matin.

Un Boeing 707 se charge de brouiller les systèmes de communication.

Le commandant Nahum Lev se dirige sereinement vers sa cible. Afin de ne pas éveiller les soupçons, il marche au bras d’un jeune soldat déguisé en femme et tient un paquet de friandises dans lequel est dissimulé un revolver muni d’un silencieux. Le couple s’approche de la villa, où est posté un premier garde. Celui-ci a tout juste le temps de leur adresser un regard qu’il s’effondre, atteint d’une balle en pleine tête. C’est le signal pour l’assaut.

Vêtu de l’uniforme noir de la brigade antiterroriste tunisienne, un groupe d’appui pénètre à toute allure à l’intérieur la maison. Ils abattent un second garde, ainsi que le jardinier, qui dormait au sous-sol. Alerté par le bruit des portes et les hurlements en hébreu, Abou Jihad se lève brusquement de son bureau situé au rez-de-chaussée. Au moment où il tente de s’emparer d’une arme dans son armoire, Nahum Lev le repère. « Apparemment, il avait un pistolet. J’ai tiré sur lui une longue rafale. D’autres combattants ont également tiré pour s’assurer qu’il était mort. J’ai tiré sur lui sans la moindre hésitation : il était voué à mourir », se justifie Nahum Lev dans une interview réalisée en 2000, peu avant sa mort dans un accident de la route, et publiée à titre posthume par la presse israélienne.

Le Fatah décapité

Les commandos se retirent de la maison en laissant derrière eux l’épouse d’Abou Jihad, en larmes, agenouillée près du corps de son mari, sur lequel les médecins légistes relèveront 75 impacts de balle. À l’étage, les enfants ont été réveillés par l’incursion des soldats dans leur chambre à coucher. Bien qu’ils n’aient presque rien vu de la scène, ils sont terrorisés. Pensant que les cris ont déjà alerté les voisins, un agent du Mossad tente de dérouter la police locale pour gagner du temps. Par téléphone, il indique au commissariat de Sidi Bou Saïd avoir vu des hommes armés se diriger vers le centre-ville de Tunis. Le commando réussit à se replier vers la mer et à regagner les navires à bord des canots pneumatiques. Les autorités tunisiennes retrouveront près de Raoued deux minibus Volkswagen et une Peugeot 305.

Les médecins légistes relèveront sur son corps 75 impacts de balle.

Depuis Tel-Aviv, le Premier ministre, Itzhak Shamir, a supervisé le déroulement des opérations en temps réel, minute par minute. Le lendemain matin, à la presse israélienne qui l’interroge au sujet de la mystérieuse mort d’Abou Jihad, il déclare : « Effectivement, j’ai entendu l’information à la radio. » Son esquive ne satisfait guère la plume des éditorialistes. À l’époque, plusieurs journaux israéliens s’inquiètent ouvertement des conséquences d’une telle action : radicalisation du front palestinien, risques accrus d’attentats, impossibilité de tout dialogue politique avec la direction de l’OLP… Le Haaretz, lui, estime que le recours systématique d’Israël aux assassinats ciblés ne règle pas la question de l’occupation des territoires palestiniens.

L’histoire retiendra qu’Israël a conduit avec succès – et sans enregistrer la moindre perte – un nouveau raid dans la lignée de ceux menés à Entebbe ou à Beyrouth quelques années plus tôt. Même si l’assassinat d’Abou Jihad n’a pas mis un terme à l’Intifada – objectif déclaré des responsables israéliens -, il a porté un coup sévère au Fatah de Yasser Arafat et au fonctionnement de sa branche militaire. « On peut se demander à quoi aurait ressemblé aujourd’hui la scène israélo-palestinienne si Abou Jihad était toujours en vie », s’interroge Ronen Bergman. À demi-mot, il concède que la Conférence de paix de Madrid, en 1991, suivie des accords d’Oslo, en septembre 1993, ont marqué l’évolution soudaine de l’OLP vers plus de pragmatisme à l’égard d’Israël. Une évolution amorcée dès 1989 par Arafat et consolidée par les pressions de George H. Bush sur Itzhak Shamir pour qu’il accepte de négocier à Madrid, mais aussi et surtout par l’arrivée au pouvoir, en 1992, d’Itzhak Rabin sous le mandat duquel l’OLP renoncera à la violence et signera avec Israël les accords d’Oslo.

Un tout autre son de cloche

Ancien représentant du Fatah au Gabon, un proche d’Abou Jihad a réagi, sous le sceau de l’anonymat, aux révélations du Yediot Aharonot. Une version plutôt étonnante. « En février 1988, un journaliste américain connu nous avait confié que le département d’État lui avait laissé entendre qu’une haute personnalité palestinienne allait être éliminée. Maître d’oeuvre de l’Intifada, Abou Jihad était une cible toute désignée. Ce soulèvement consacrait son parcours. Fataliste, il n’a pas pris de précautions. Avec de faux passeports, les équipes de surveillance, d’assistance et de repli sont arrivées en tant que touristes en Tunisie. C’était assez facile. La résidence d’Abou Jihad était connue et accessible. Le Mossad la surveillait à distance depuis les hauteurs de Sidi Dhrif.

À l’époque, la protection des personnalités n’était pas la priorité des services tunisiens, mais l’absence, ce soir-là, de policiers dans les environs, alors que la zone est sensible, est étonnante, tout comme l’est la coupure du circuit électrique urbain. La question essentielle est celle des armes, introduites par valise diplomatique. Les services allemands en savent long à ce sujet. Certains, en fermant les yeux, sont complices de fait. En 2000, un agent du Shin Bet a reconnu publiquement que cette opération était une erreur car elle était plus militaire que politique. L’aveu par Israël de sa responsabilité est un signe destiné au Hamas et au Hezbollah, et donc à l’Iran, mais il sera difficile de poursuivre Tel-Aviv pour ce crime avoué. » Frida Dahmani, à Tunis.

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