Tunisie : un journaliste convoqué pour un article sur la Première ministre
Pour avoir publié un bilan peu flatteur de la première année au pouvoir de Najla Bouden, le directeur de Business News a été entendu plusieurs heures par la justice. De quoi craindre, pour la liberté de la presse, une application inquiétante du décret-loi sur la cybercriminalité de septembre.
Le 14 novembre à 11 h, en recevant une convocation le priant de se présenter le jour même à 15 h à la brigade criminelle du Gorjani (Tunis), Nizar Bahloul, directeur du média en ligne Business News, ne pensait pas que la réalité rattrapait l’une de ses chroniques. Lui qui, au mois de février, écrivait : « Ça a l’air d’une blague, mais on y va tout droit. Après l’Assemblée, le gouvernement et la justice, les médias vont devoir se soumettre aussi. » Il ne pensait pas non plus être l’un des premiers qui aurait à vivre, donc à témoigner, d’un interrogatoire en bonne et due forme sur un article du 10 novembre intitulé : « Najla Bouden, la gentille woman » et signé Raouf Ben Hedi.
Le texte en question dresse le bilan des actions menées par la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, désignée voilà un an. Il énumère des faits, les commente et met en évidence un certain immobilisme et surtout la dégradation de la situation en Tunisie où le quotidien, entre pénurie et cherté de la vie, devient insoutenable. Rien qui n’ait déjà été dit, écrit ou relayé par d’autres médias.
Nouvelle loi sur la cybercriminalité
Cette analyse semble pourtant avoir dérangé et Nizar Bahloul a été convoqué suite à une plainte de la ministre de la Justice, Leïla Jaffel. Nous n’en connaîtrons pas la teneur, mais les proches de Business News, choqués par cette pratique que l’on croyait disparue avec Ben Ali, ont laissé entendre que les autorités accuseraient l’article de contrevenir au décret-loi 54 sur la cybercriminalité de septembre 2022. Un texte destiné à protéger les citoyens des fausses informations, mais qui verrouille surtout la liberté d’expression et par là-même celle de la presse. Aux journalistes qui alertaient sur les risques de dérapage, les autorités avaient assuré que la liberté de la presse serait respectée.
Cela n’a pas empêché Nizar Bahloul d’être entendu pendant trois heures, puis d’attendre pendant encore une heure la décision du procureur de la République de le laisser ou non en liberté. Le décret-loi spécifie qu’il concerne toutes les fausses informations touchant au prestige de l’État et à la sécurité publique, et laisse au juge un pouvoir discrétionnaire sur les poursuites éventuelles. Ainsi, un article de presse qui ne dévoile aucune coulisse, aucun secret d’État mais présente un simple bilan, parce qu’il n’est ni flatteur ni laudateur, peut conduire à un mandat de dépôt. De quoi rendre caduques tous les propos sur la garantie de liberté de la presse.
Des blogueurs déjà entendus
Si Business News est le premier média important à avoir fait l’expérience de ces pratiques nouvelles, des blogueurs comme celui de la page « Hay Ettadhamen » ont été entendus dans les mêmes conditions au cours des semaines précédentes. Nizar Bahloul a été relâché après son audition, mais le ton est donné : les journalistes sont désormais dans le collimateur du pouvoir, qui, paradoxalement et par ailleurs, ne donne pas aux médias les moyens de travailler en refusant tout simplement de communiquer ou d’informer les rédactions.
La situation pourrait se contenter d’être absurde, si ce n’est que la loi en vigueur peut à tout moment et selon les interprétations criminaliser la pratique du journalisme. Résultat, la profession n’est pas très rassurée et retient son souffle en comptant sur une prise de position ferme du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) pour que cet incident ne devienne pas un fâcheux précédent. Mais à cinq jours du Sommet de la francophonie qui se tiendra à Djerba les 19 et 20 novembre, il interpellera certainement les convives sur la préservation des libertés en Tunisie, seul acquis tangible d’une transition inaboutie.
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