Tiken Jah Fakoly : « Le Mali a fait le choix de conquérir une deuxième fois son indépendance »

Transition au Mali, présidentielle de 2025 en Côte d’Ivoire, partenariat entre Bamako et la Russie… Le reggaeman ivoirien, qui revient avec un onzième album, est intarissable dès lors qu’il s’agit de politique.

Tiken Jah Fakoly, à Paris, le 3 novembre 2022. © François Grivelet pour JA

eva sauphie

Publié le 21 novembre 2022 Lecture : 7 minutes.

L’auteur de Françafrique (2003) ne lâche rien. Vingt ans après la publication de cet opus, le chantre du panafricanisme ivoirien, qui préfère vivre au Mali, continue de rêver et de défendre une Afrique souveraine et unie. Mais face au recul démocratique, l’éternel optimiste s’inquiète et en appelle au réveil des populations.

Avec Braquage de pouvoir, Tiken Jah Fakoly livre sa recette gagnante et sans surprise, dans un reggae traditionnel nimbé de sonorités mandingues. Un ouvrage rassembleur sur lequel il a convié, gracieusement, les Maliens d’Amadou et Mariam, les Français Grand corps malade et Dub Inc, qu’il espère inviter à La Cigale pour son concert prévu le 3 décembre, et le Jamaïcain Winston Mcanuff.

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Jeune Afrique : Braquage de pouvoir est votre onzième album. Qu’est-ce qui vous fait tenir et vous pousse encore à vous exprimer ?

Tiken Jah Fakoly : Tout simplement la situation dans laquelle se trouve l’Afrique, avec tout le paradoxe qu’elle porte. L’Afrique est l’un des continents les plus riches en termes de matières premières, mais les populations africaines sont les plus pauvres. Je ne suis pas un politique et je ne suis pas en mesure d’apporter des solutions.

Mais, avec ma musique, je peux dénoncer les injustices et les inégalités, comme celles liées également à notre indépendance, qui nous a été finalement confisquée. Puisque, jusqu’à aujourd’hui, il est difficile de se débarrasser de l’ancien colon. La plupart des hommes politiques africains des pays francophones rêvent d’avoir des liens avec la classe politique française, et c’est le cas depuis les années 1960. Ma modeste voix continue de porter, alors il faut la mettre au service de ce combat pour réveiller les populations sur la situation de l’Afrique et sur son potentiel.

En Côte d’Ivoire, vous n’avez pas toujours été bien accueilli, notamment début 2021, lorsque vous deviez interpréter les morceaux de ce nouvel album, en particulier « Gouvernement 20 ans », un titre à travers lequel vous dénoncez les dirigeants qui s’accrochent au pouvoir. Que s’est-il passé ? 

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J’avais en effet prévu de donner un concert dans l’un des quartiers les plus populaires d’Abidjan, à Abobo, le 3 janvier 2021. Je n’ai pas eu de refus franc, mais on m’a clairement fait comprendre de changer de site. J’ai finalement trouvé un nouveau lieu, puis on m’a dit que le concert allait paralyser la ville. Après quatre propositions de site, à chaque fois, on m’a sorti une excuse pour que le concert n’ait pas lieu, jusqu’à la veille de la représentation.

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Qui vous a dit non ?

Le staff de la mairie d’Abobo. Ce n’est pas une interdiction officielle du gouvernement. Mais tout cela relève de stratégies. Le gouvernement s’est senti concerné par ce titre. Dans le morceau, je ne nomme personne, mais on dit « qui se sent morveux se mouche ». Tout cela est dommage, parce que je voulais juste offrir un concert. On aurait dû me laisser cette opportunité. L’année dernière, le motif de censure était le Covid. Comme la pandémie a ralenti, je vais réitérer la demande. J’espère revenir cette année, pourquoi pas au Femua [le festival des musiques urbaines organisé chaque année par le groupe Magic System].

Vous tenez à jouer en Côte d’Ivoire…

Oui, j’y tiens. Je tourne beaucoup en Europe. C’est important pour moi de jouer dans mon pays et en Afrique, qui sont au cœur de mes chansons. Mais cela reste encore difficile de prévoir des tournées sur le continent. Les tourneurs et les structures adéquates n’existent pas. Les démarches et invitations sont beaucoup plus spontanées et informelles qu’en Europe.

Dans le titre éponyme de l’album, vous pointez le système de la « famicratie » et constatez un recul démocratique. Vous qui avez toujours cru en une Afrique démocratique et unie, êtes-vous devenu pessimiste ?

Disons que je m’inquiète. Quand je pense à tous les mouvements qu’il y a eu dans les années 1990 pour défendre la démocratie, pour que le peuple puisse s’exprimer et choisir son candidat après des années de parti unique, et que je vois que ce sont des « fils de » qui dirigent aujourd’hui le Gabon, le Tchad, le Togo et bientôt la Guinée équatoriale avec un fils vice-président, c’est révoltant. Car partout en Afrique où il y a eu des manifestations pour la démocratie, au Niger comme en Côte d’Ivoire, il y a eu des morts, des humiliations et des emprisonnements.

Effacer tout cela en installant un autre système, proche du népotisme, ce n’est vraiment pas honorer ceux qui sont tombés pour la démocratie. C’est ce pour quoi je dénonce cette famicatrie, pour qu’elle ne se répande pas dans le reste de l’Afrique, car cela pourrait inspirer d’autres chefs d’état.

Que vous a inspiré la rencontre Gbagbo-Bédié-Ouattara en juillet dernier en Côte d’Ivoire ?

Je pense qu’à chaque fois que ces trois leaders se croisent, ça apaise les populations. La Côte d’Ivoire revient de très loin. Depuis la mort d’Houphouët-Boigny en 1993, le pays traverse des turbulences. Ce trio a écrit l’histoire politique de la Côte d’Ivoire. Mais il faudrait que les Ivoiriens aient le courage de dire à ces trois hommes politiques de ne pas se présenter aux prochaines élections. Et pour cela, ils doivent se mobiliser. Nous avons trois ans pour choisir un dauphin ou un héritier.

Rappelons que la crise post-électorale a fait 3 000 morts. Plus récemment, les mobilisations contre la candidature de Ouattara à un troisième mandat en 2020 a fait également des morts. Voir le nuage se préparer pour une autre pluie et ne rien dire, confirmerait notre sorcellerie. J’ai envie que l’on ait du respect pour la mémoire des victimes. Mon plus grand rêve serait qu’un monument en leur hommage soit inauguré par Bédié, Ouattara et Gbagbo, et qu’ils nous disent au revoir pour de bon après cela.

Voir le Mali prendre position contre l’ex-puissance coloniale, cela me fait me sentir libre

Croyez-vous en un candidat du changement pour la Côte d’Ivoire ?

Ils sont là. Mais ils n’osent pas sortir la tête parce que les gros crocodiles ne sont jamais bien loin. Au niveau du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), personne n’ose se montrer au risque de se voir écraser par Bédié. Idem pour le Front populaire ivoirien (FPI), qui est menacé par ceux que l’on nomme les « Gbagbo ou rien ». Quant au Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) même son de cloche, il est brimé par Ouattara. Dans tous les partis politiques que je cite, il y a du potentiel et des cadres capables de conduire ce pays dans la continuité du développement d’aujourd’hui, mais ils ont peur. Encore une fois, il faut que les Ivoiriens demandent à ces trois-là de ne pas faire leur match retour.

Le Mali, pays où vous vivez depuis 2003, a clairement exprimé son rejet de la France. Quel est votre regard sur la méfiance des populations à l’égard de l’ex-puissance coloniale ?

Je pense que le Mali a fait le choix de conquérir une deuxième fois son indépendance. Et d’avoir la liberté de choisir son partenaire. C’était le rêve de nos aînés Modibo Keïta, Sekou Touré, Kwame Nkrumah et Patrice Lumumba. Malheureusement, ils n’ont pas réussi à le concrétiser parce qu’ils avaient des gens comme Houphouët-Boigny dans les pattes, qui jouait vraiment le rôle de préfet de la France. Ils ont été stoppés par la Françafrique.

Tous ceux qui ont fait le choix de libérer économiquement et politiquement leur pays ont été éjectés par un coup d’État, ou bien assassinés. C’est cette lutte-là que le Mali a envie de continuer de mener aujourd’hui. Et que d’autres pays d’Afrique francophone, qui sont encore en face de l’ancien colon dont ils ne veulent pas, ont envie de suivre. Dans un contexte mondial économiquement difficile, la révolution s’avère compliquée. Mais rien que de voir le Mali prendre position contre l’ex-puissance coloniale, cela me fait me sentir indépendant et libre. Si le Mali arrive à s’allier à de nouveaux partenaires, peut-être que cela mènera le pays vers une sortie de crise.

La Côte d’Ivoire est très françafricaine

J’imagine que vous faites allusion à la Russie… Soutenez-vous un tel partenariat ?

Vu la manière dont Poutine gère son pays, la Russie n’est pas un exemple sur le plan démocratique, alors que nous, Africains, sommes dans un processus démocratique. En revanche, d’un point de vue économique, il y a du potentiel à s’allier à la Russie. Depuis 1960, nous n’avions qu’un seul client pour la boutique africaine. Et ce client fixait le prix. Aujourd’hui, avec la Russie, la Chine, les États-Unis et l’Europe, nous pouvons faire monter les enchères. Voilà comment je vois la situation.

Je souhaite que les pays africains soient libres de dealer avec qui ils veulent, sans que la France n’exerce son monopole. C’est ce type de processus entamé par le Mali qui nous rend fiers. On est pauvres, mais on veut choisir. La Côte d’Ivoire en revanche est très françafricaine. Aucune lutte panafricaine ne sera possible pour le moment, puisque c’est un pays très divisé, ethniquement etc. Or, la révolution contre l’ancien colon ne peut se faire que dans l’unité. Et c’est cette union qui a manqué aux leaders des années 1960. Ne refaisons pas les mêmes erreurs.

Vous êtes un porte-voix. Existe-t-il encore des chanteurs militants ?

Il y a beaucoup d’artistes qui ont des messages engagés. Le problème qui se pose est celui des maisons de disques qui ne sont pas nécessairement prêtes à développer des artistes, car les albums ne se vendent pas. Elles peinent à investir de l’argent sans attendre le retour sur investissement. Mais le militantisme et le talent sont encore là. En Guinée avec Takana Zion notamment, au Burkina, en Afrique du Sud, au Kenya, en Côte d’Ivoire… Partout. Parce que le reggae est la musique des sans-voix. Les jeunes gens l’ont bien compris.

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