Collectionneurs – Jean Pigozzi : « Pendant des années, on m’a pris pour un crétin achetant des cochonneries »
Rangé des bagnoles, Jean Pigozzi ? On pourrait le formuler ainsi, puisque cet héritier d’Henri Théodore Pigozzi, qui fut le PDG de la marque Simca, est aujourd’hui tout sauf un industriel de l’automobile. Entretien.
Jean Pigozzi est connu à la fois comme photographe-paparazzi, créateur d’une ligne de vêtements pour « vieux hommes riches » (LimoLand, dont le logo a été inspiré par feu l’artiste tanzanien George Lilanga) et, bien sûr, comme propriétaire d’une collection d’art contemporain africain, réputée la plus importante au monde. Cette dernière est entreposée en Suisse et dans ses maisons au cap d’Antibes, à New York, Londres et Genève, sur son île au Panamá et dans son bateau, le très coloré Amazon Express.
Collection Pigozzi
Nombre d’oeuvres : environ 10 000
Artistes : les plus connus sont Frédéric Bruly Bouabré, Bodys Isek Kingelez, Chéri Samba, Romuald Hazoumé, Jean Depara, Malick Sidibé, etc.
Localisation : Genève, non accessible au public
Activités principales : prêt d’oeuvres, publication d’ouvrages
Directeur artistique : André Magnin jusqu’en 2008
Entreprise : la galaxie des investissements Pigozzi, dont LimoLand
Site internet : www.caacart.com
Âgé de 60 ans, globe-trotteur infatigable, mangeur compulsif, ami des « people » (Carla Bruni, Mick Jagger, Elton John, Jack Nicholson, plus le gratin du monde de l’art… et des affaires), passé par Harvard, « Johnny » Pigozzi a commencé sa carrière dans l’industrie du cinéma (Gaumont et les studios Fox à Los Angeles) avant de se lancer dans le capital-risque. Tout en menant par ailleurs des actions philanthropiques. Sa collection d’art africain, il l’a réalisée avec l’aide d’André Magnin, aujourd’hui marchand indépendant avec lequel il conserve de bonnes relations. Les deux hommes sont connus pour avoir fait découvrir, notamment, l’oeuvre du Malien Seydou Keïta, même si un différend juridique les a opposés un temps à d’autres représentants du photographe. Entretien avec un vrai fou des couleurs.
Jeune Afrique : Comment avez-vous commencé votre collection ?
Jean Pigozzi : Au départ, j’étais un collectionneur peu concentré. Et puis j’ai rencontré l’homme d’affaires et collectionneur Charles Saatchi, qui m’a dit : « Il faut se spécialiser. » À peu près à la même époque, en 1989, je suis allé visiter l’exposition « Magiciens de la terre », au Centre Pompidou, le dernier jour. J’ai découvert les oeuvres de Chéri Samba, de Frédéric Bruly Bouabré, de Bodys Isek Kingelez, et cela m’a bouleversé. Avant, l’art africain se résumait pour moi à des statues de bois ! J’ai téléphoné pour acheter les pièces africaines, on m’a répondu que ce n’était pas possible, mais on m’a mis en contact avec André Magnin. Et ensemble, en vingt-trois ans, nous avons réuni la plus grande collection d’art contemporain africain.
Comment choisissez-vous les oeuvres que vous achetez ?
André Mangin, passeur et marchand
La véritable carrière d’André Magnin a commencé en 1989 avec l’exposition organisée par Jean-Hubert Martin, « Magiciens de la terre », dont il était commissaire adjoint. Ensuite, pendant plus de vingt ans, il a été aux côtés de Jean Pigozzi, l’aidant sur le terrain à constituer sa collection. « Je ne crois pas à l’enseignement de l’art mais à l’art comme enseignement, écrit-il. Je me considère comme un "passeur" : j’aime l’idée de contribuer à la reconnaissance des oeuvres, des pensées et des personnalités de ce continent. » Aujourd’hui, il dirige Magnin-A, une « agence d’artistes » qui vise à faire reconnaître ces derniers sur le marché international.
Comme je ne suis ni le Centre Pompidou ni la Bibliothèque nationale de France, je peux choisir ce que je veux. C’est ma collection personnelle. Je ne dis pas que c’est un panorama total de l’Afrique, mais plutôt un visage de l’Afrique. La règle que j’ai suivie est la suivante : les artistes doivent être noirs, vivre et travailler en Afrique. Quelques-uns sont morts depuis, mais je m’y suis tenu. C’est pour cela que je n’ai pas d’oeuvres de William Kentridge, par exemple, qui est un Sud-Africain blanc.
Je me considère comme l’ambassadeur visuel de l’Afrique.
Vous allez les rencontrer sur place ?
Je n’ai jamais été en Afrique, parce que je suis un voyageur impatient, mais j’ai rencontré presque tous les artistes. André Magnin me proposait, j’approuvais ou pas, c’est un travail que nous avons mené ensemble.
Combien d’oeuvres contient votre collection, et… qu’en faites-vous ?
La collection compte environ 10 000 pièces que je prête régulièrement – autour de 10 expos par an. L’idée est de montrer ce travail le plus possible, et je crois que plus de 1 million de personnes ont vu mes tableaux. Nous participons aussi à la réalisation de livres… Je me considère comme l’ambassadeur visuel de l’Afrique. Certains ont fait connaître d’autres disciplines, moi j’ai fait la promotion de la photo, de la peinture et de la sculpture contemporaine. Beaucoup de gens ont ainsi pris conscience de la qualité des artistes africains. Avant, il n’y avait pas de commissaires spécialisés dans les grands musées tels que la Tate Modern, le MoMa ou le Centre Pompidou. Et, pendant des années, ils m’ont pris pour un crétin achetant des cochonneries à l’aéroport de Kinshasa ou par terre, au marché aux puces. Un fou, quoi !
Vous êtes en contact direct avec les oeuvres que vous avez acquises ?
J’ai deux ou trois maisons dans lesquelles je peux les voir.
Avez-vous des artistes favoris ?
J’ai des favoris, mais je ne vous dirai pas lesquels. Certains ont grandi et sont devenus des stars grâce à leur intelligence. Le plus important, c’est qu’ils soient montrés avec les autres, en dehors du ghetto africain où ils sont souvent confinés.
Comment expliquez-vous leur faible cote sur le marché international de l’art ?
C’est facile à expliquer : le marché chinois a explosé parce que les riches Chinois achètent des tableaux. Les riches Africains achètent des Rolex en or, se font construire de grandes maisons avec des colonnes en marbre ou acquièrent des Mercedes blindées, mais ils ne sont pas encore prêts à dépenser 200 000 euros pour un tableau africain. En outre, il y a très peu de galeries africaines de dimension internationale.
Considérez-vous votre collection comme un investissement à long terme ?
Il n’y a aucune dimension d’investissement dans ma collection. Mon rêve, c’est de faire un musée, ce que j’aurais déjà fait si j’étais Bill Gates. Mais je vais trouver une solution. D’ailleurs, si une entreprise africaine veut m’aider, je suis prêt à travailler avec elle et à me lancer !
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Propos recueillis par Nicolas Michel
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