Guillaume Pierre : « Bien organisé, le passage à la TNT rapportera beaucoup »
Mi-2015, les chaînes africaines devront passer à la diffusion numérique. Le directeur Afrique de Canal France International en décrypte les enjeux.
Médias : l’autre révolution
En Afrique, l’Union internationale des télécommunications (UIT) a fixé le passage des télévisions à la diffusion numérique au 18 juin 2015. À partir de cette date, l’audiovisuel africain est censé abandonner la diffusion analogique pour s’organiser autour de la nouvelle norme numérique, laquelle régira les relations entre États sur le plan des fréquences, par exemple pour régler les éventuels conflits concernant les zones frontalières. Cette migration va marquer une évolution sans précédent puisqu’elle permettra à chaque pays de disposer de plusieurs dizaines de canaux au lieu de cinq ou six actuellement. Guillaume Pierre, directeur Afrique de Canal France International (CFI), l’organisme de coopération média de l’État français, aborde les enjeux de l’adoption du numérique, de la création de chaînes locales à la protection des consommateurs.
Jeune Afrique : Que va apporter la digitalisation ?
Guillaume Pierre : Après le temps des grands offices publics puis celui de l’arrivée de la concurrence privée, une troisième phase va s’ouvrir. Les pays vont passer de cinq ou six chaînes à plusieurs dizaines de chaînes, dans un paysage incluant différents moyens de diffusion : le satellite, la téléphonie mobile et la télévision numérique. Le paysage audiovisuel va être complètement révolutionné. Maîtriser cette ouverture est essentiel. En Afrique, les populations regardent en moyenne la télévision quatre heures par jour. C’est la troisième activité humaine derrière le travail et le sommeil, c’est aussi un accès à l’information et à l’éducation.
Chaînes africaines ou internationales, qui va en profiter ?
Il y aura la possibilité d’ouvrir les fréquences à des chaînes internationales, mais aussi de créer des bouquets de chaînes publiques, d’ouvrir à des investisseurs privés ou à des chaînes de pays voisins. Le choix reviendra à chaque État. C’est une question de souveraineté.
Selon moi, l’offre de télévision doit être adaptée aux besoins de la population. Les pouvoirs publics doivent intervenir pour favoriser l’émergence de contenus locaux sans pour autant négliger une certaine ouverture sur le monde. Cette réflexion-là est importante et cette création de contenus sera d’autant plus facilitée que le passage au numérique va générer des revenus pour les États.
Chaque pays pourra disposer de dizaines de chaînes, contre cinq ou six actuellement.
C’est-à-dire ?
Bien organisé, le passage à la TNT [télévision numérique terrestre, NDLR] rapportera de l’argent aux pays. Demain, grâce aux technologies numériques, la télévision n’utilisera plus qu’une petite partie des fréquences actuellement accaparées. Les autres pourront être vendues ou louées. Elles intéressent particulièrement les opérateurs télécoms. En France, leur concession sur quinze ans a rapporté 3,5 milliards d’euros. En Afrique, sur un pays de taille moyenne, cela pourra générer plusieurs dizaines de millions d’euros de revenus. Plutôt qu’une vente, nous préconisons une location des canaux, car il n’est pas certain que les opérateurs souhaitent s’engager sur quinze ans dans des pays où le risque politique n’est pas négligeable.
Comment les acteurs du satellite, comme Canal+, regardent-ils cette évolution ?
Le groupe Canal+ est dans une position similaire à celle de TF1 avant le passage à la TNT en France. Aujourd’hui, il propose une offre de qualité et hésite à aller vers un nouveau mode de diffusion dont le succès est probable mais pas garanti.
Le passage à la TNT peut-il être un échec ?
Oui, si les offres de contenus ne sont pas à la hauteur. Sur ce point, les réflexions débutent à peine. En revanche, les États se sont mis d’accord sur une norme commune et ils commencent à se faire une idée plus précise de la gestion des multiplex [fréquences autorisant la diffusion de plusieurs chaînes]. Ainsi, beaucoup de pays sont en train de séparer les rôles de diffuseur et d’éditeur. C’est par exemple le cas en Mauritanie, où le patron de la société de diffusion est l’ancien directeur général de la télévision publique.
L’utilisation du numérique va aboutir à la création de nouvelles chaînes. Ces dernières pourront-elles trouver assez d’annonceurs pour assurer leur développement, sur un marché publicitaire limité ?
Premièrement, il y a une forte montée en puissance du marché publicitaire à mesure que les économies se développent et que les populations s’urbanisent. Par ailleurs, les chaînes africaines accusent un grand retard dans la captation des ressources publicitaires. En Europe, les chaînes s’arrogent 80 % du total des ressources publicitaires, alors qu’en Afrique elles n’en ont encore qu’entre 40 % et 50 %. Elles vont donc à la fois profiter de la croissance naturelle du marché publicitaire et conserver de belles marges de manoeuvre si elles professionnalisent leurs régies.
A-t-on prévu d’accompagner les populations ?
Sur ce point aussi, la réflexion est en cours. En France, des aides avaient été prévues pour permettre à certains foyers d’acquérir des décodeurs. Le dispositif a bien fonctionné. L’autre point sur lequel les gouvernements doivent agir est celui de la protection des consommateurs, en empêchant l’importation de téléviseurs qui ne seront pas compatibles avec la norme numérique.
Quels sont les pays les plus avancés ?
Le Kenya, le Cameroun ou la Guinée expérimentent la diffusion numérique, mais cela reste très marginal. En Afrique de l’Ouest, l’UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine] a pris conscience de l’enjeu. Elle a favorisé l’adoption d’une norme technique commune, elle mutualise les formations et, demain, peut-être, l’achat d’émetteurs pour les réseaux. En revanche, un pays comme la RD Congo, qui commence à peine à s’intéresser à la question, a deux ans de retard sur le Sénégal.
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Propos recueillis par Julien Clémençot
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