André Lewin, l’Afrique au coeur

Il avait deux passions : la diplomatie et la Guinée. Ambassadeur de France à Conakry, où il fut l’artisan de la normalisation des relations entre Ahmed Sékou Touré et l’ancienne puissance coloniale, puis à Dakar, notre collaborateur s’est éteint le 18 octobre, à l’âge de 78 ans.

Avec Sekou Touré, chef de l’État guinéen, en novembre 1975. © Marthelot images75

Avec Sekou Touré, chef de l’État guinéen, en novembre 1975. © Marthelot images75

Publié le 31 octobre 2012 Lecture : 7 minutes.

Grand ami de la Guinée, où il fut nommé ambassadeur de France en 1975, André Lewin, qui est décédé le 18 octobre à Paris, était aussi un fidèle de Jeune Afrique. Dès 1972, il avait commencé à fréquenter nos bureaux, situés alors avenue des Ternes, à Paris. Jeune diplomate, il venait d’être nommé porte-parole du secrétaire général de l’ONU. Dans les années qui suivront, et au gré de ses affectations (Inde, Autriche, Sénégal…), il collaborera régulièrement à J.A. (ainsi que, plus tard, à La revue). En 1990, il publiera aux éditions Jeune Afrique Livres une biographie du premier secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), Diallo Telli, le destin tragique d’un grand Africain.

Personne ne pouvait mieux retracer son itinéraire que sa compagne, la philosophe et romancière Catherine Clément, directrice de l’université populaire du musée du Quai Branly, et elle-même ancienne journaliste à Jeune Afrique.

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Dominique Mataillet

 

André Lewin(à dr.) et Béchir Ben Yahmed, fondateur du groupe Jeune Afrique, en avril 1984.

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© Boris Collombet/J.A.

C’est dans la cour de récréation de l’école municipale de la rue Delambre, à Montparnasse, en 1939. Un petit garçon allemand voit deux de ses camarades s’empoigner et se battre, il ne le supporte pas, se jette dans la mêlée, les sépare. André m’a toujours dit que, s’il était devenu diplomate, c’était pour faire la paix entre ceux qui se battent. Il ajoutait avec une grande logique : « Donc on ne peut faire la paix qu’avec ses ennemis. » Toute sa vie a tenu dans cette règle et toujours il aura voulu faire la paix.

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Il ne vivait pas à Montparnasse depuis longtemps. Son père, sa mère et lui avaient franchi la frontière allemande un an plus tôt, dès que Stephan Lewin était sorti de la prison où le décret intitulé « Loi pour la protection du sang et de l’honneur allemands », promulgué par Hitler en 1935, l’avait jeté pour « honte raciale » – car il avait osé épouser une Aryenne.

Stephan Lewin appartenait à l’une de ces grandes familles de Juifs de cour de Rhénanie installées à Francfort-sur-le-Main (je me souviens de ce que m’a dit Antoine Vitez après avoir fait la connaissance d’André : « Attention, tu n’as pas affaire à un Juif de ghetto, mais à un Juif de cour… »). Son arrière-arrière-grand-père Moritz Oppenheim, surnommé le peintre des Rothschild, fut le seul artiste juif à représenter la vie quotidienne et religieuse des communautés juives allemandes ; l’une de ses dernières lithographies, lourde de symboles, montrait dans les tranchées de la guerre de 1870 (côté allemand) des officiers juifs coiffés de casques à pointe et portant leurs châles rituels blancs rayés bleu sur leurs uniformes pour célébrer le shabbat. André portait en lui cette pesante histoire de l’Inquisition, de la diaspora, de l’intégration des Juifs en Allemagne, d’autant que son père avait épousé Sigrid von Meyer, une jeune protestante de la noblesse allemande – et donc, à partir de 1935, « une Aryenne ».

Exode

La guerre éclata, Stephan se retrouva dans un camp de concentration français, s’engagea dans la Légion étrangère et partit se battre au Maroc. La mère et le fils prirent le chemin de l’exode. Une fois par an, André revoyait en rêve les réfugiés d’un camion de boucherie mitraillé par les Stuka embrochés sur les esses. Dans la gare de Limoges, une couturière vit cette jeune femme et ce petit garçon d’une parfaite blondeur, comprit qu’ils étaient perdus et leur offrit l’hospitalité pour la nuit. Ils restèrent chez elle jusqu’à la fin de la guerre, la nuit dans le salon d’essayage et le jour protégés par la communauté protestante.

Une vie au service de la paix

1934 Naissance, le 26 janvier, à Francfort-sur-le-Main (Allemagne).

1961 Entre au Quai d’Orsay à sa sortie de l’École nationale d’administration (ENA).

1972-1975 Porte-parole du secrétaire général des Nations unies Kurt Waldheim

1975-1979 Ambassadeur de France en Guiné

1987-1991 Ambassadeur en Inde 1991-1996 Ambassadeur en Autriche

1996-1999 Ambassadeur au Sénégal

2008 Soutient une thèse de doctorat sur Sékou Touré à l’université d’Aix-en-Provence

2012 Meurt le 18 octobre à Paris

Le pasteur était un grand résistant et c’est donc sans états d’âme qu’il emmena ses jeunes ouailles chanter Maréchal, nous voilà ! devant l’Hôtel du Parc à Vichy. André parlait déjà parfaitement le français et m’a souvent raconté qu’en franchissant la frontière il avait solennellement déclaré à ses parents qu’il serait plus tard ambassadeur de France ou d’Allemagne : il n’avait guère que cinquante ans d’avance.

Dépouillée de tous ses biens, notamment d’une grande collection de peintures sur laquelle Göring avait mis la main, la famille Lewin resta à Limoges et fut naturalisée. La Juste couturière qui les avait sauvés resta à leurs côtés. André se paya ses études supérieures avec de petits boulots de journalisme et fut reçu au concours de l’ENA. Il tint sa promesse, dédaigna les grands corps et choisit la diplomatie.

Et l’Afrique, me direz-vous ? Patience ! Avant d’être nommé ambassadeur en Guinée, André, porte-parole de l’ONU, avait été chargé d’obtenir la libération des prisonniers torturés au camp Boiro sur ordre de Sékou Touré. Il mit plusieurs années et en libéra une quarantaine, dont l’archevêque de Conakry, à qui André faisait passer en douce « du vin de messe ».

Avant l’Afrique subsaharienne, il avait négocié avec Hassan II l’arrêt de la Marche verte à un kilomètre de la frontière du Sahara, à l’époque espagnol. Surtout, en 1971, il avait rencontré Mao Zedong à Pékin en accompagnant le couple Bettencourt, mandaté pour tisser les premiers liens entre la France et la Chine, un an avant la visite officielle de Nixon ; Henry Kissinger était même venu demander des conseils à André sur le protocole communiste et la Révolution culturelle, qui battait son plein. Le vieux Mao bouffi impressionna moins André que les condamnés agenouillés dans les rues, coiffés d’un bonnet d’infamie et forcés à une autocritique en public. Il en parlait souvent, relatant ses conversations avec Zhou Enlai, riant encore au souvenir d’une Liliane Bettencourt ramassant craintivement les plis de sa robe de soie pour échapper aux crachats du Grand Timonier.

Quand je lui parlais de l’Inde, c’est-à-dire tous les jours, André me répondait : « Tout ça est bel et bon, mais si tu ne connais pas l’Afrique, tu ne comprendras rien à la marche du monde. » Il avait raison, car l’Afrique manque au monde, qui en a grand besoin. Il fut deux fois ambassadeur en Afrique : à Conakry et à Dakar, donc dans une sanglante dictature et dans le pays modèle de la démocratie africaine. Tout le monde sait, en Afrique, qu’André avait séduit Sékou Touré, dont il était « le sorcier blanc ». Il fut beaucoup critiqué, mais peu de gens connaissaient la raison profonde qui poussait André à fréquenter Sékou Touré ; moi-même j’ai mis vingt ans à la découvrir.

Il voulait transformer ce tyran, apprivoiser ce monstre, tous les monstres, et lorsqu’un jour je lui demandai « Et tu aurais fait ça avec Hitler ? », il m’a répondu : « Oui, j’aurais essayé. » C’est dire qu’il avait l’idéal chevillé au coeur et un optimisme étayé par les nombreux accidents d’avion, attentat du KGB, traquenards en tous genres où, normalement, il aurait dû perdre la vie.

Il avait un tel sens du danger qu’en allant dire au revoir à Rajiv Gandhi, alors en campagne électorale et privé de ses gardes du corps pour raisons politiques, il tenta vainement de le dissuader de continuer dans ces conditions ; Rajiv, qu’André aimait beaucoup, fut assassiné un mois plus tard. Mais justement, Rajiv n’était pas un monstre.

À Sékou Touré, ce monstre qui, autrefois, avait été un brillant syndicaliste et député français, André a consacré une thèse d’histoire en huit volumes qui explique, sinon en totalité du moins en pointillé, comment d’honnête homme on devient tyran. Il suffit d’une esquisse de commencement de début de l’ombre d’un complot et le mécanisme est en marche. L’honnête homme voit des complots partout et assassine les plus doués de ses concitoyens, exactement comme le jeune Octave, futur empereur Auguste, se débarrassa d’Antoine, son meilleur rival.

Chapelet

Le meilleur rival de Sékou Touré s’appelait Diallo Telli. Avant de se lancer dans la biographie exhaustive du tyran, André consacra son premier livre africain à sa plus grande victime, ce personnage attachant, intuitif et génial qui pressentait sa mort et n’y résista point.

André avait de l’Afrique une vision presque mystique : un jour, en brousse, sous un grand fromager, une jeune Guinéenne avait posé la jarre qu’elle portait au soleil ; elle avait pris une écuelle et, sans un mot, lui avait offert du lait. L’Afrique d’André était généreuse, féminine, négociatrice, à son image à lui, à mille lieues des crimes de Sékou Touré, des coups d’État en Guinée et de la guérilla en Casamance.

Le président Diouf l’avait chargé d’une mission de « facilitation ». André entra en contact avec les chefs militaires et religieux de la rébellion indépendantiste, sillonna les maquis, quelquefois avec moi, et, la troisième année, réussit à organiser une rencontre entre le président du Sénégal et son pire ennemi, l’abbé Diamacoune. Cette attachante tête de mule fut si bien apprivoisée qu’il donna à André un collier de graines terminé par une grosse graine de calebassier : sur le lit de mort d’André, les infirmières du Val-de-Grâce nouèrent le collier rebelle dans ses mains comme un chapelet. Il est parti avec l’Afrique.

J’écris ces mots et il est mort hier. Nous l’aimions. Je l’aimais. Je l’aime encore. 

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Catherine Clément

La Matinale.

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