Tunisie : injustes noces

Interdit par la loi, le mariage coutumier n’était pratiqué, discrètement, que dans les campagnes reculées. Mais depuis la révolution, il est devenu un véritable phénomène de société.

En six mois, plus de 520 étudiants du Grand Tunis auraient contracté une union clandestine. © Aude Osnowycz/Sipa Press

En six mois, plus de 520 étudiants du Grand Tunis auraient contracté une union clandestine. © Aude Osnowycz/Sipa Press

Publié le 24 octobre 2012 Lecture : 4 minutes.

Dans la salle d’attente du service des interruptions de grossesse de l’hôpital de la Rabta, à Tunis, Nawel, 22 ans, se fait petite sous son niqab. « Mon père refusait que j’épouse Yasser ; ce n’était pas un assez bon parti. On s’aimait, nous voulions être ensemble, mais nous n’avions pas les moyens financiers de nous marier. Sur les conseils d’amis et frères salafistes, nous avons contracté un mariage coutumier (orfi). Notre relation était ainsi approuvée par Allah. Mais Yasser m’a quittée. Je suis enceinte de six semaines et je ne peux exiger qu’il reconnaisse cet enfant, que je ne peux de toute façon pas élever. Je me croyais mariée. Mais au final, je serai une fille-mère, avec ce que cela entraîne comme exclusion, si je n’avorte pas ! » L’histoire de Nawel est devenue banale. « Il ne se passe pas un jour sans que l’on voit des filles enceintes persuadées que le mariage coutumier était une union reconnue par la loi et religieusement licite. Elles font preuve d’une naïveté dramatique », déplore une assistante sociale, qui défend toutefois le droit à la vie.

Pratiqués depuis toujours en Tunisie, mais discrètement, dans les campagnes reculées, les mariages coutumiers sont à la mode chez les jeunes salafistes, particulièrement dans les quartiers pauvres et dans les universités. S’ils revendiquent le droit de pratiquer une coutume en vigueur au temps du Prophète, ils sont surtout séduits par une formule, tout à fait formelle, qui contourne les diktats d’une société aussi conservatrice que pudibonde. « Il n’est pas évident d’être chaste à près de 30 ans ! » assène Seifeddine. Tiraillés entre leur foi et leur désir, les jeunes font, à leur manière, une révolution sexuelle halal. « Ce qui compte, c’est d’être en conformité avec la volonté de Dieu et de ne plus être partagé entre le charnel et le spirituel », affirme Manel, étudiante en sociologie à la faculté du 9-Avril. Une prière, deux témoins et un bout de contrat griffonné à la hâte ou, le plus souvent, un simple engagement oral consacrent une union souvent temporaire et qui, dans tous les cas, n’est pas reconnue par la loi, laquelle exige d’un mariage qu’il soit rendu public en présence d’un tuteur légal, assorti d’une dot et enregistré à l’état civil.

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Secret

Difficile à recenser car tenu généralement secret, le mariage coutumier, selon l’association Wifak, a uni, en six mois, plus de 520 étudiants sur les facultés du Grand Tunis. En Égypte, où le phénomène est moins récent, 5 200 unions de ce type ont été reconnues en 2010. Au Maroc, bien qu’interdit par la Moudawana (code de la famille), le mariage coutumier reste la tradition dans des régions enclavées comme Azilal ou Imilchil, ainsi que l’atteste une enquête de la Fondation Ytto. L’Algérie, elle, est confrontée aux conséquences de la vague de mariages coutumiers contractés lors de la montée de l’islamisme dans les années 1990.

« Les conséquences sont terribles pour les femmes et encore plus pour les enfants ; ils n’ont aucun droit. Pour le législateur, le mariage orfi est un délit passible de trois mois d’emprisonnement, selon les dispositions du code civil et du code du statut personnel. Ce n’est pas un pacs version musulmane. Il ne s’agit pas d’organiser une vie commune, mais de consommer sans pécher. Or ce type de mariage met en commun les personnes mais pas leurs biens », explique l’avocat Samir Ben Othman. Le mariage coutumier est un leurre. « Bien souvent, les filles sont sensibles au côté romantique de cette union clandestine et n’en mesurent pas les conséquences. Elles n’ont aucun droit, aucun recours en cas de séparation et encore moins de pension alimentaire. Il leur faudra une décision du tribunal pour que leur enfant soit reconnu par le père. Alors que les garçons peuvent enchaîner les mariages orfi sans trop de scrupules », ajoute Fawzia Abd el-Aal, avocate au Centre égyptien pour les droits des femmes. « Pour les garçons, il n’y a aucun engagement, aucune responsabilité, même minimale ; c’est juste un viatique qui rend licite la liberté sexuelle », rappelle l’universitaire tunisienne Samira Ben Chaabane, tandis que l’historienne Dalenda Larguèche se demande « comment des femmes tunisiennes, cinquante ans après la promulgation du code du statut personnel, peuvent accepter d’être entraînées dans un tel rapport de soumission sans la moindre garantie ».

Arrière-pensée

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Derrière le mariage coutumier, c’est le statut de la femme qui est remis en question, d’autant que les islamistes dénoncent la multiplication des divorces (un mariage sur quatre), défendent farouchement la famille traditionnelle et le droit au mariage pour tous. Jouant sur la vertu et la moralité, les associations caritatives islamistes organisent de spectaculaires mariages collectifs, permettant à quelques-uns de faire leur éducation sentimentale en évitant les dépenses faramineuses des mariages conventionnels. Mais les islamistes se sont bien gardés de se prononcer clairement sur le mariage coutumier. Les dérives qu’il engendre seraient un argument de poids pour relancer le débat sur la polygamie, à défaut d’avoir pu inscrire dans la future Constitution la charia, qui l’aurait légalisée de fait.

Autres temps, autres moeurs

Institution préislamique, le mariage coutumier a été maintenu par la tradition musulmane car il répondait à des situations particulières à un moment précis de l’Histoire, tels que la séparation entre les hommes et leur famille lors de conflits ou de longs voyages. Il sera par la suite réprouvé par la plupart des oulémas sunnites au motif que le Prophète l’a interdit. Aujourd’hui, le mariage coutumier, ou orfi, est toléré mais finalement assez peu pratiqué chez les sunnites, d’autant que 43 % des pays arabes pratiquent la polygamie. En revanche, les chiites autorisent l’union de plaisir (zawaj mutaa). Ce dernier est un acte temporaire consensuel conclu moyennant une dot versée à la femme, qui renonce, par là même, à tous ses droits, ainsi qu’à ceux des enfants pouvant naître de cette union. L’époux, déchargé de tout engagement moral et financier, peut contracter et alterner autant de mariages de plaisir qu’il veut ; il lui suffit de répudier d’un mot sa partenaire d’un jour, d’une semaine ou d’un mois.

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