Libye : micmac à Tripoli
Incapable de former un gouvernement de consensus, Mustapha Abou Chagour a rendu son tablier. Si son successeur, Ali Zeidan, aura peut-être plus de chance, cet échec est révélateur d’une situation politique particulièrement confuse.
Sa joie aura été de courte durée. Mustapha Abou Chagour a été poussé vers la sortie trois semaines seulement après son élection au poste de Premier ministre par le nouveau Parlement libyen. Quittant les uns après les autres la grande salle de conférences de l’hôtel Rixos, où le Congrès général national (CGN) a pris ses quartiers, les députés lui ont même fait l’affront de voter avec les pieds au moment même où il dévoilait la liste de son gouvernement, le 4 octobre. Un cabinet formé à grand-peine après de nombreux reports et d’interminables tractations en coulisses. À l’extérieur de l’hôtel Rixos, les forces de sécurité avaient les plus grandes difficultés à contenir la manifestation virulente de représentants de Zawiya et de Zwara. Une délégation des deux villes de l’Ouest était « montée à Tripoli » afin de dénoncer leur prétendue marginalisation politique. Mohamed el-Megaryef, président du CGN – et plus haute autorité de l’État par défaut -, tentait de calmer la colère des manifestants.
Car la situation aurait pu dégénérer tant la porosité du dispositif autour du bâtiment du CGN est inquiétante. Dans la capitale, on note qu’au moins cinq corps de sécurité différents sont affectés à la surveillance du Parlement. Ingérable ! Les uns rendent bien compte au gouvernement, ou obéissent du moins à l’une ou l’autre des brigades révolutionnaires agréées par lui, mais la sécurité des premiers élus de la révolution n’en reste pas moins précaire, comme en témoignent les menaces à l’encontre de Salih Jaouda, député indépendant de Benghazi, récemment pris à partie par une douzaine d’hommes armés de Zintan pour avoir critiqué l’éventuelle nomination d’Othman Aswad, un Zintani, au poste de ministre de l’Intérieur. Le 6 octobre, tard dans la soirée, Guma el-Gamaty, leader du parti Al-Taghyir, a été brièvement enlevé, puis abandonné sur la route de l’aéroport international de Tripoli.
"TSA"
C’est dans ce climat pesant que Mustapha Abou Chagour a finalement été démis de ses fonctions par un vote de défiance du CGN, le 7 octobre. Une délivrance, à en croire ce ouf de soulagement posté sur son compte Twitter le soir même : « Louange à Dieu qui m’a déchargé de cette responsabilité que je n’ai jamais désirée. » Le chaos sécuritaire n’a certes pas facilité la tâche d’Abou Chagour, mais pas seulement. Présentant ce jour-là une deuxième copie sous forme de gouvernement de crise réduit à dix ministres, Abou Chagour n’espérait plus réussir l’examen. Tout juste saisissait-il la dernière occasion qui lui était donnée de régler ses comptes avec ses trop nombreux ennemis. Le ton est offensif, la déception palpable. Les négociations pour s’assurer une majorité lui ont visiblement laissé un goût amer : « J’ai contacté tous les partis, tous les blocs. Certains m’ont répondu, d’autres m’ont fait attendre jusqu’à la dernière minute. » Et d’embrayer sur l’ambition dévorante des uns et des autres : « Un parti a réclamé 11 portefeuilles, un autre 9. Ceux qui demandent ma démission étaient, hier encore, à deux doigts d’entrer au gouvernement. »
Une pique adressée aux deux forces principales de l’hémicycle : respectivement le Parti de la justice et de la construction (PJC, 17 sièges), issu de la confrérie des Frères musulmans, et l’Alliance des forces nationales (AFN, 39 sièges), la coalition menée par Mahmoud Jibril. Élu le 12 septembre grâce à un front anti-Jibril, l’éphémère Premier ministre a fini par être victime d’un front « tout sauf Abou Chagour », mené notamment par l’AFN et le PJC. Au regard des résultats du vote de confiance – 125 contre, 44 pour -, on peut deviner que les voix des indépendants ont fait basculer la majorité. Car la répartition des sièges du CGN est pour le moins obscure. Sur les 200 représentants, 80 seulement appartiennent formellement à des partis, les 120 restants s’étant présentés comme indépendants. Dans la pratique, leur autonomie est sujette à caution, et l’on peut noter que les Frères musulmans, via le PJC, exercent une influence considérable sur une partie d’entre eux, lesquels ont fait preuve d’une remarquable discipline de vote pour élire Abou Chagour contre Jibril, puis pour le démettre. De là à penser que les Frères sont les faiseurs de roi…
Le mystère Jibril
Le PJC fait aujourd’hui preuve d’une grande habileté dans le jeu politique, après avoir essuyé un demi-revers en juillet dernier. Ce à quoi le Premier ministre élu, un ingénieur de 61 ans formé aux États-Unis et ayant passé toute sa vie d’adulte entre l’Amérique et le Golfe, n’a certainement pas été sensible. « Est-ce que tout le monde est convaincu maintenant que je ne suis pas issu des Frères ? » a d’ailleurs commenté l’éphémère Premier ministre sur son compte Twitter au lendemain de sa débâcle. Candidat technocrate mais adoubé par une petite formation, le Parti du front national (PFN, 3 sièges), Abou Chagour a noué des réseaux en tant que vice-Premier ministre du gouvernement d’Abderrahim el-Keib, mais il n’est visiblement pas rompu aux complexités de la politique libyenne. On lui a reproché notamment de n’avoir pas respecté une juste représentation des équilibres régionaux et d’avoir favorisé dans sa première proposition de gouvernement les grandes villes de la révolution (Benghazi, Misrata et Zintan).
Les Frères estiment qu’ils n’ont pas été payés de leur soutien décisif pour battre Jibril en septembre. Ce dernier, visiblement rancunier, a fait mine de négocier, annulant un rendez-vous, prétextant des voyages à l’étranger, proposant l’idée d’un gouvernement national, soumettant la participation de l’AFN à l’acceptation pleine et entière par Abou Chagour du programme du parti. Bref, Jibril a lanterné, laissé espérer, puis éteint son téléphone. L’homme fort de la révolution, 60 ans, est le véritable artisan de la reconnaissance diplomatique de la rébellion par la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et le Qatar. Celui qui a endossé les habits de Premier ministre et de chef de la diplomatie pendant toute l’année 2011, et qui connaît bien l’appareil gouvernemental légué par Kadhafi pour avoir travaillé aux côtés de Seif el-Islam, continue de se considérer plus légitime, car plus compétent et plus représentatif. Son ascendant sur le reste du personnel politique suscite une méfiance certaine, que le PJC et le FNSL exploitent opportunément.
Mustapha Abou Chagour, Premier ministre sortant.
© AFP/Mahmud Turkia
Front(s)
S’il n’y a pas à proprement parler de « parti des fusillés », le PFN est le groupe qui s’en rapproche le plus. Rassemblement d’opposants en exil au régime de Mouammar Kadhafi, il compte autant de technocrates que de personnalités proches de l’idéologie des Frères musulmans. Extrêmement minoritaire dans la nouvelle Assemblée, le PFN a réussi à porter à la tête du CGN Mohamed el-Megaryef, un ancien diplomate sous Kadhafi, qui a fait défection au début des années 1980. À 72 ans, Megaryef est l’emblème du retour en force des exilés, pour le meilleur et pour le pire. La légitimité de ces opposants à l’ancienne est aujourd’hui contestée dans un pays où la majorité de la population est extrêmement jeune (l’âge médian est de 24 ans et demi, d’après le « CIA World Factbook ») et n’a pas connu d’autre figure que Kadhafi, resté au pouvoir près de quarante-deux ans.
Outre ces problèmes de personnes, le PFN illustre un problème politique qui risque de hanter encore la transition libyenne : comment créer une majorité stable dans un système électoral où la moitié du vote populaire se traduit en une minorité au Parlement ? L’AFN, coalition d’une soixantaine de partis emmenée par Jibril, a en effet recueilli 900 000 voix, soit la moitié des suffrages exprimés le 7 juillet. Ses listes sont arrivées en tête dans toutes les circonscriptions, sauf à Misrata, où un parti local l’a emporté largement. Avec 39 sièges, l’AFN ne dispose pas de majorité et doit passer des accords. Aujourd’hui, l’Alliance a montré sa capacité de nuisance en aidant à faire chuter Abou Chagour. Son leader est favorable à un pouvoir exécutif fort. Mais il devra dompter les 120 indépendants aux allégeances versatiles et à l’ambition hypertrophiée. Bienvenue en démocratie !
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