Révolution burkinabè : les fantômes de Sankara
Le 15 octobre 1987, « Tom Sank » tombait sous les balles du commando officiellement venu l’arrêter. Vingt-cinq ans plus tard, « Jeune Afrique » est allé à la rencontre des acteurs de cette journée qui a sonné le glas de la révolution burkinabè. Des hommes dont l’histoire est indissociable de celle de leur pays.
« Ce matin du jeudi 15 octobre 1987, je m’étais réveillé d’une humeur égale sans me douter que ce jour marquerait un tournant dans l’histoire de notre peuple », écrivait Valère Somé dans Thomas Sankara. L’espoir assassiné (L’Harmattan, 1990). Quelques heures plus tard, le « PF » (pour président du Faso) sera criblé de balles au Conseil de l’entente, là où toutes les décisions se prenaient sous « Tom Sank ». Une tuerie qui sonnait le glas de la révolution burkinabè et l’avènement de « la rectification », et sur laquelle planent encore de nombreuses zones d’ombre.
Que sont devenus les acteurs du 15 octobre 1987 ? Beaucoup sont morts, et c’est certainement ce qui explique le silence de ceux qui sont encore en vie. À travers leur parcours, c’est l’histoire récente du Burkina que l’on raconte. Une histoire faite de sang et de pardons, de silences et d’inconnues.
Alouna Traoré Le miraculé
Alouna Traoré, la cinquantaine passée, est le seul survivant de la tuerie du 15 octobre. Ce jour-là, dans la salle de réunions où venait d’entrer Thomas Sankara, ils étaient six : tous membres du secrétariat de la présidence. Cinq seront tués ; lui sera blessé mais aura la vie sauve. À l’époque, il travaille depuis peu à la présidence, où il est chargé de l’information et de la propagande. Quelques mois plus tard, il racontera les détails de la fusillade au journaliste de Jeune Afrique Sennen Andriamirado. Depuis, il se tait, refuse de revenir sur cette journée. « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire », philosophe-t-il. Il n’a pas bien vécu son exil (trois ans à Abidjan puis à Brazzaville, où de nombreux sankaristes se sont retrouvés). Encore moins son retour au pays, en 1991. Il a fait plusieurs dépressions nerveuses qu’il lie au 15 octobre.
À Ouaga, on le dit fou. « Il débloque complètement », pense un ancien ami de Sankara. Un autre suppute qu’il s’agit d’un moyen d’éviter les représailles… Ces « problèmes de santé » lui ont fermé bien des portes dans la fonction publique, où il a été réintégré en 1994. « Aujourd’hui, je suis serein, je me porte bien, je prie, j’ai une famille, mais c’est difficile de trouver un poste. » Il n’exclut pas de s’engager en politique, de devenir maire un jour. Sous quelle étiquette ? Celle du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), répond-il. Le parti de Blaise Compaoré, celui qui arriva au pouvoir à la mort de Sankara, et de Hyacinthe Kafando, un de ses bourreaux du 15 octobre ? « Il faut être opportuniste, aller là où on gagne. »
Hyacinthe Kafando Revenu de chez les morts
Lui aussi a échappé de peu à la mort. Pas en 1987, mais neuf ans plus tard. Le 15 octobre, il était dans le camp des vainqueurs. Il fut l’un des sept membres du commando chargé d’arrêter (ou de tuer, les versions varient) Sankara. Dans son livre, Somé l’avait accusé d’avoir tiré sur le capitaine. Il s’est depuis rétracté. « Je lui ai posé la question, il m’a dit que ce n’était pas lui », affirme-t-il aujourd’hui. À l’époque, Kafando est une terreur. Officiellement, il est le bras droit de Gilbert Diendéré, qui dirige le Centre national d’entraînement commando (Cnec) de Pô et dont les hommes sont chargés d’assurer la sécurité du PF. En fait, Kafando est déjà l’homme de main de Compaoré. Durant la « rectification », il sera le chef de sa garde rapprochée.
En 1996, il est accusé d’avoir fomenté un complot contre Compaoré, mais il pourrait tout aussi bien avoir fait les frais de sa rivalité grandissante avec Diendéré. Obligé de fuir, il s’exile aux Philippines. Son adjoint, Arzouma Ouédraogo, dit « Otis », accusé d’avoir trempé dans le coup (et qui faisait lui aussi partie des sept le 15 octobre), sera exécuté en décembre.
Kafando, qui n’aurait jamais perdu la confiance de Compaoré, réapparaît subitement en 2001, deux semaines après l’organisation d’une journée du pardon… Six ans plus tard, il troque le treillis pour le costume trois pièces et se fait élire à l’Assemblée nationale. Membre du CDP, il briguera à 57 ans un deuxième mandat en décembre prochain. Des sept membres du commando du 15 octobre, il est le seul encore visible. Deux sont morts et les quatre autres ont disparu de la circulation.
Gilbert Diendéré L’intouchable
Kafando n’aura pas eu la peau de Gilbert Diendéré. « Lui, c’est un intouchable », juge un ministre du gouvernement actuel. Le vrai bras droit de Compaoré, une pièce maîtresse du régime.
Le 15 octobre 1987, il est déjà proche de « Blaise ». Ce sont ses hommes du Cnec, qu’il dirigeait depuis 1983, qui ont abattu Sankara. Il est arrivé sur les lieux juste après la tuerie. « On ne voulait pas le tuer, juste l’arrêter », s’est-il longtemps justifié.
Depuis, il a pris du galon. En 1989, après avoir déjoué un complot présumé du numéro deux et du numéro trois du régime, Henri Zongo et Jean-Baptiste Lingani, il en devient lui-même le numéro deux. Aujourd’hui chef d’état-major particulier du président, il dirige l’élite de l’armée burkinabè, le régiment de la sécurité présidentielle (RSP). C’est lui aussi qui chapeaute l’ensemble des services de renseignements du pays. Le président peut-il un jour décider de s’en séparer ? C’est difficile à imaginer, confie un proche de Compaoré : « Diendéré connaît tous ses secrets. »
Étienne Zongo Loin du coeur
Le 15 octobre 1987, cela faisait quatre ans qu’il était l’aide de camp de Sankara, mais il se trouvait à des centaines de kilomètres de Ouagadougou, dans l’est du pays. « Je suis rentré trente minutes après le coup de feu. »
La deuxième fois qu’il a échappé à la mort, c’était durant les premières années de son exil au Ghana. Après deux années de détention et de résidence surveillée (il fut l’un des derniers à avoir été libérés), il avait rejoint plusieurs de ses camarades dans le pays de Jerry Rawlings. « Je fréquentais le Lion [Boukary Kaboré, dont il sera question plus loin, NDLR], raconte-t-il. Lui voulait rentrer et se battre. Mais j’avais l’impression qu’il était infiltré. Un jour, des gars venus du Burkina nous ont tiré dessus. » Depuis, plus de politique : il a disparu des écrans radars. Ses anciens amis disent n’avoir que très rarement de ses nouvelles. Il est le seul à ne jamais être rentré au pays.
Ce n’est pas qu’il a voulu oublier. Mais, dit-il, « je ne voulais pas être accusé de quelque complot que ce soit ». Contrairement aux autres, et même s’il reconnaît que l’exil n’est pas toujours confortable, il a su passer à autre chose. Il a d’abord occupé un poste dans une société pétrolière du Ghana, puis a rejoint Ghana Airways en tant que pilote en 1993. Depuis sept ans, il s’est reconverti en homme d’affaires prospère. Au Ghana dans le secteur pétrolier, et au Congo dans le bois. Peut-être rentrera-t-il au pays lorsque l’heure de la retraite aura sonné. Mais il ne revendiquera rien. Ni sa réintégration dans l’armée, ni un quelconque rôle politique : « J’ai assez donné », dit-il. Quant aux événements du 15 octobre, il n’y reviendra pas : « On connaît la vérité, mais on se protège. »
Boukary Kaboré Un lion sans éclat
En 1987, « Le Lion du Boulkiemdé » était un fidèle parmi les fidèles de Sankara. C’était aussi un chef militaire rustre et sans pitié, craint par la population. Le président l’avait placé à la tête de la brigade d’intervention aéroportée (BIA) de Koudougou, un poste stratégique dans l’armée. Avec Vincent Sigué, un chien fou qui terrorisait tout le monde mais d’une fidélité sans faille, et Michel Koama, le commandant de l’escadron de transport et d’intervention rapide (Etir), Kaboré faisait partie des anges gardiens de Sankara.
Quand il a appris la mort de son ami, il est entré en résistance avec ses hommes, à Koudougou. C’est certainement ce qui l’a sauvé. Au même moment, Koama était exécuté à son domicile, et Sigué abattu alors qu’il tentait de fuir vers le Ghana. Deux semaines plus tard, Kaboré filait à son tour chez le voisin ghanéen. L’exil fut long et oisif. Depuis son retour, en 1991, avec l’assurance de ne pas être poursuivi, il cultive la terre dans l’Ouest, essuie les critiques de certains sankaristes, qui le qualifient d’« escroc », et tente d’exister à travers son parti qui s’inscrit dans la mouvance sankariste, le Parti pour l’unité nationale et le développement (PUND). Mais il a perdu de son éclat : en 2010, il n’a recueilli que 2,31 % des suffrages à la présidentielle. En 2011, il a été réhabilité au sein de l’armée et promu au grade de colonel.
Valère Somé Du vague à l’âme
Somé, « c’est un incompris », juge un ancien ami de Sankara. Un intellectuel hors norme « à l’ego surdimensionné ». Un militant au caractère impossible, qui a le don de se mettre à dos tout le monde. Mais c’est surtout un homme détruit par la mort de son ami.
Le 15 octobre, il fut l’un des derniers à parler à Sankara. Le matin, le PF l’avait fait venir à la présidence. Auparavant ministre, il était chargé d’élaborer un programme pour le Conseil national de la révolution. Les deux hommes s’étaient quittés cinq heures à peine avant la fusillade.
Arrêté quelques jours plus tard, emprisonné et torturé, il quitte le pays en 1988. Suivent six années d’un exil douloureux (au Bénin, au Congo, puis en France). En 1994, il rentre au Burkina aux frais du pouvoir – ce qui fait dire à certains qu’il s’est vendu. Réhabilité dans la fonction publique, nommé dans un institut de recherche, où il étudie l’anthropologie, il tente de faire vivre la pensée sankariste sur la scène politique, mais il se fâche avec tout le monde. Il crée un parti, un deuxième, puis un troisième, avant de se résoudre à prendre du recul, en 2002. Il tombe, un temps, dans l’alcoolisme et dans l’oubli.
Aujourd’hui, « il semble aller mieux, dit un ami. Il ne boit plus ». Il envisage même un retour en politique. Mais pas question d’aller « composer avec les loups ». Ceux qui ont tué Sankara ? « Pourquoi les citer ? » Le passé est le passé.
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