Les Sahraouis : enquête sur des Marocains à part
Entre mirage d’indépendance et rêves d’autonomie, les habitants des « provinces du Sud » peinent encore à trouver leur place. L’État marocain, qui a massivement investi dans le développement, attend d’eux désormais qu’ils prennent leur avenir en main. Un défi particulièrement complexe à relever.
Les Sahraouis : enquête sur des Marocains à part
Sur un mur du centre de Laayoune, à quelques dizaines de mètres du siège de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso), une main anonyme a écrit : « Maroc, ma vie… » Le graffiti n’a pas été effacé, contrairement à ceux que taguent parfois de jeunes militants séparatistes. Est-il, pour autant, significatif de ce que pensent les Sahraouis des « provinces du Sud » ?
Un conflit de près de 40 ans
1973 Création du Front populaire pour la libération de la Seguiet el-Hamra et du Rio de Oro (Polisario)
1975 En octobre, la Cour internationale de justice reconnaît des « liens juridiques d’allégeance de certaines tribus avec le sultan du Maroc ». Un mois plus tard sont signés les accords de Madrid sur le retrait espagnol et le partage du territoire entre Rabat et Nouakchott
1976 En janvier, tensions frontalières entre l’Algérie et le Maroc En février, le Front Polisario proclame la République arabe sahraouie démocratique (RASD)
1979 Le Maroc occupe la zone laissée vacante par la Mauritanie, qui « renonce à toutes ses revendications territoriales »
1984 Le Maroc quitte l’OUA après l’admission de la RASD lors du sommet d’Addis-Abeba
1991 Cessez-le-feu et déploiement de la Minurso (Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental)
2001 Le Front Polisario et l’Algérie rejettent le plan Baker I pour une autonomie sous souveraineté marocaine
2003 Le Maroc rejette le plan Baker II, qui prévoit un régime d’autonomie pour une durée de cinq ans, suivi d’un référendum comportant l’option de l’indépendance
2007 Le Maroc présente aux Nations unies son projet d’autonomie du Sahara occidental
2010 Incidents à Gdeim Izik, près de Laayoune, après le démantèlement d’un camp
Dans ce territoire au statut international encore en suspens, mais que les Marocains considèrent comme leur Alsace-Lorraine, sonder les reins et les coeurs ressemble souvent à un jeu de piste dans le désert. Autant s’en tenir, pour commencer, à quelques évidences : trente-sept ans après la « récupération » de la colonie espagnole par le Maroc, l’État a ici tout construit. Villes, infrastructures, développement social, la Sakia el-Hamra et l’Oued Eddahab sont des chantiers permanents, fruits d’un effort aussi coûteux qu’impressionnant. Trente-sept ans après, l’équilibre démographique s’est radicalement inversé ; les Marocains venus du Nord sont aujourd’hui largement majoritaires et les autochtones ne représentent plus guère que 30 % de la population, y compris les exilés des camps de Tindouf, en Algérie.
Trente-sept ans après, la situation diplomatique est totalement figée, et le territoire, sécurisé sur 80 % de sa superficie par un mur de défense, est toujours de facto en état de guerre, les indépendantistes du Front Polisario menaçant régulièrement de reprendre la lutte armée – même si personne n’y croit. Trente-sept ans après, entre malaise identitaire, divisions tribales et difficultés à s’adapter aux exigences de la compétition économique, la communauté sahraouie peine encore à sortir de sa léthargie. Son élite sait, au fond d’elle-même, que si le Maroc a paradoxalement bâti les conditions matérielles d’une indépendance, celle-ci est non seulement irréaliste, mais aussi invivable sans perfusion extérieure et sans fédérateur neutre. « La séparation reviendrait à échanger un protecteur contre un autre, confie un intellectuel sahraoui, alors mieux vaut un roi arbitre et l’imparfaite démocratie marocaine que les généraux algériens et leurs affidés du Polisario. »
Résignation
Ce ralliement de résignation, assez significatif de la mentalité sahraouie, prend évidemment en compte les multiples avantages issus d’une politique délibérée de discrimination positive. Carburant, eau, électricité, terrains, logements, bourses, soins, cartes dites de promotion nationale pour les plus démunis, tout est ici très largement subventionné à l’intention exclusive des originaires du territoire. À cela s’ajoutent les indemnités et couvertures médicales (plus de 1 700) distribuées aux anciennes victimes des « années de plomb » par l’Instance Équité et Réconciliation. Reste que cet assistanat a deux revers. Il fait souvent grincer les dents des autres Marocains, suscite des jalousies et exacerbe les tensions, lesquelles dégénèrent parfois en affrontements entre Sahraouis et « Nordistes », comme à Dakhla en septembre 2011 à l’issue d’un match de football. Et si elle permet à chacun de survivre, cette politique n’évite pas le chômage des jeunes, cette plaie maghrébine : l’affaire du camp protestataire de Gdeim Izik, en octobre et novembre 2010, avec ses 5 000 tentes et ses 15 000 manifestants rassemblés initialement autour de revendications purement sociales (puis politiquement exploitées par le Polisario) est encore dans toutes les mémoires.
Signe que les temps ont changé et même si le maillage policier du territoire demeure étroit, l’État marocain ne soigne plus ces prurits de dissidence par la répression. La négociation et la persuasion ont désormais leur place, et lorsque la manière forte est employée – comme à Gdeim Izik et à Dakhla -, le bilan parle de lui-même : sur les vingt et une victimes de ces deux événements, quatorze appartenaient aux forces de l’ordre, lesquelles avaient reçu la consigne de ne pas faire usage de leurs armes*. Autre évolution symptomatique : il est désormais possible, à Laayoune, d’afficher des convictions indépendantistes – donc pro-Polisario – et de vivre, de voyager, de fonder une association voire de rencontrer des journalistes et des enquêteurs d’ONG à peu près normalement, ce qui est inimaginable dans les camps du Front à Tindouf.
Élite sahraouie
Certes, exhiber un drapeau du Polisario en pleine rue comme le fait parfois la petite minorité des jeunes séparatistes peut valoir interpellation, mais nul n’est inquiété pour avoir regardé la télévision d’« en face » (RASD TV) et il existe même à Rabat un parti légalisé d’extrême gauche, Annahj Addimocrati, ouvertement favorable aux thèses sécessionnistes. Plus que sur la présence intimidante du Makhzen, les autorités marocaines semblent désormais miser, pour pérenniser l’enracinement du royaume en ses marches méridionales, sur l’émergence d’une nouvelle élite sahraouie moderne à la fois économique et administrative. Le gouverneur Reguibat de Smara Mohamed Salem Essabti, juriste formé à Rabat et qui fut lors de sa nomination le plus jeune du Maroc, en est un bon exemple. Si cette communauté veut réussir le pari de l’autonomie interne promise par Mohammed VI, elle n’a de toute façon pas le choix, sauf à vider cette notion de son sens. Elle doit se prendre en main.
Retour à Laayoune. Dans son bureau de la Minurso, le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, l’Allemand Wolfgang Weisbrod-Weber, se veut optimiste. Plutôt que de s’agacer de la vingtaine de drapeaux marocains que le maire de la ville a fait planter autour de son quartier général en signe de défi (« je n’y peux rien, ils sont plantés hors de ma juridiction »), cet ancien du Timor et de Kaboul préfère s’attarder sur les échanges de visites entre familles sahraouies séparées par le mur, que la Minurso organise avec succès. Et s’il y a une chose qui préoccupe le général bangladais Abdul Hafiz, lequel commande depuis quatorze mois les quelque 200 militaires de la mission après avoir dirigé les Casques bleus en Côte d’Ivoire, ce n’est pas une très hypothétique reprise des hostilités entre frères ennemis, mais bien la menace que les terroristes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) font peser sur toute la région. À sa demande, le ministre de la Défense du Polisario, Mohamed Lamine Bouhali, a accru les mesures de sécurité autour des détachements de la Minurso – lesquels évoluent sans armes – à l’est du mur. Le front séparatiste étant lui-même devenu très poreux aux infiltrations des katibas islamistes, il ne lui reste plus qu’à croiser les doigts…
* Le 24 octobre doit s’ouvrir devant le tribunal militaire de Rabat (une juridiction civile aurait sans doute été préférable) le procès de 22 émeutiers sahraouis arrêtés lors des événements de Gdeim Izik. Ils sont accusés d’« utilisation de la violence ayant entraîné la mort » de 12 policiers, lesquels ont été lynchés ou égorgés et leurs dépouilles parfois profanées.
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