Maroc : à la Biennale de Casablanca, trois artistes puissantes s’exposent

La BIC a lancé sa cinquième édition. Jusqu’au 17 décembre, dix-sept artistes présentent des œuvres engagées contre les discriminations, dans trois galeries de la ville.

« A Dictionary of the Revolution », de Amira Hanafi. © Amira Hanafi

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Publié le 2 décembre 2022 Lecture : 4 minutes.

Créée par l’artiste marocain Mostapha Romli en 2012, la Biennale internationale de Casablanca propose, pour sa cinquième édition « Les Mots créent des images », une manifestation culturelle en deux parties. Prévue en 2020 et reportée en raison de la crise sanitaire, l’exposition accueille dans trois galeries et lieux d’art casablancais – l’American Arts Center, la SoArt Gallery et le BIC Project Space – un premier groupe d’artistes du 17 novembre au 17 décembre. La Biennale rouvrira ensuite ses portes du 1er juin au 2 juillet 2023.  

Sous le commissariat de l’historienne de l’art franco-camerounaise Christine Eyene, la BIC offre une nouvelle fois une programmation soulignant les questions de racisme, de discrimination et mettant en lumière l’inclusion. Au premier plan, des artistes féministes, queers, engagé(e)s. 

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 Amira Hanafi et la révolution égyptienne

« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu cette relation particulière avec les langues et les mots », explique Amira Hanafi. Née dans une famille américaine d’un père égyptien, Amira grandit en lisant régulièrement le Coran, ce qui la pousse à se pencher sur l’étude de l’arabe. Elle déménage au Caire en 2010, et y vivra durant dix ans, tandis que le pays connaît une révolution et des périodes de manifestations et d’instabilité politique intenses.  

« Après la Révolution, tout ce qu’on faisait, c’était être dans la rue et parler », explique-t-elle. L’artiste met en place une expérience artistique et sociale, et place dans une boîte 160 mots liés au vocabulaire révolutionnaire ; en 2014, les mots sont employés et définis par les participants lors de plusieurs colloques organisés dans 6 des 27 gouvernorats égyptiens.

Durant trois ans, Amira Hanafi trie et regroupe les témoignages, pour en faire une œuvre numérique, Qamis Al Thawra, ou Dictionnaire de la Révolution : on y retrouve les termes clés exprimés par les Égyptiens, comme « Journée de la Colère » pour le 28 janvier 2011, « jour qui a déclenché la révolution », « contre-révolution » ou encore « KFC »… À chacune des expressions sont reliées les pensées, interrogations et expériences des participants. 

L’artiste a codé elle-même l’ensemble du Dictionnaire exposé à l’American Arts Center, disponible également en ligne, en arabe et en anglais.  

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The American Arts Center, 2 Khalil Matrane (ex Balzac). 

Aisha Jemila Daniels et l’afroféminisme

Place des Iris, la SoArt Gallery accueille un pan de l’exposition consacré à l’afroféminisme postcolonial, avec les travaux de quatre artistes pratiquant notamment la photographie. Trois d’entre elles font écho à l’histoire de l’Afrique du Sud et de l’Apartheid ; toutes renvoient aux travaux de pionnières de l’afroféminisme, comme les autrices bell hooks et Toni Morrison. Les œuvres exposées renvoient aux particularités et à la double discrimination subie par les femmes racisées.

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Aisha Jemila Daniels, photographe afro-américaine d’origine éthiopienne, propose quatre œuvres issues de la série What if exploration. Chaque impression, couverture d’un magazine de fiction, propose une lecture civilisationnelle différente, inversant les modes de domination culturelle entre le « continent noir » – El Kebulani, nom donné à l’Afrique –, et le « continent blanc », Qezqaza – signifiant « froid » en amharique, langue officielle éthiopienne. On retrouve dans chaque une de magazine le continent africain en projection orientée vers le Sud, symbole d’une cartographie décoloniale.  

« Issue 6 », de Aisha Jemila Daniels. © Aisha Jemila Daniels

« Issue 6 », de Aisha Jemila Daniels. © Aisha Jemila Daniels

La photographe met en lumière les cultures noires africaines en empruntant à tous les outils de domination, des normes de beauté à l’aide au développement. « Les femmes blanches sont vulnérables aux standards de beauté d’El Kebulani, puisque ces standards mettent l’accent sur des couleurs de peau et des types de cheveux qui excluent les femmes blanches, en particulier celles ayant la peau très claire et les cheveux très raides », peut-on lire en une du 3e numéro de Jarida La El Kebulani. Un article s’inquiète du taux d’alphabétisation des populations blanches de Qezqaza, un autre annonce l’ouverture de la célèbre Fashion Week d’El Kebulani.  

SoArt Gallery, 29 rue Jalal Eddine Sayouti.  

Khadija Tnana et le racisme en Afrique du Nord

Avec un récit personnel, Khadija Tnana explore une nouvelle fois la question de l’esclavage moderne dans une série d’œuvres et une performance tirées de sa pièce de théâtre Tata Mbarka. La dramaturge et peintre marocaine retrace l’histoire d’une femme esclave noire dans une famille aristocrate du Nord du Maroc, sous le protectorat. Abusée, violée par les hommes du foyer, Tata Mbarka porte un enfant dont elle ne verra jamais le visage et ne connaîtra pas le destin. Khadija Tnana lève le voile sur le racisme envers les Noirs en Afrique du Nord 

Pour inaugurer l’exposition, l’artiste tétouanaise a livré une performance en collaboration avec deux artistes français, Bobby Brim et K.Blum, anciens étudiants du MO.CO Esba, l’école des beaux-arts de Montpellier. En arabe classique, darija du Nord et français, accompagnés par une prestation musicale, les trois interprètes ont conté les souffrances de Tata Mbarka dans un décor tamisé, entourés de toiles de Khadija Tnana.  

Griffonnés sur des pages de carnet, des extraits de dialogues issus de la pièce de théâtre et des silhouettes noires protégeant leur corps de quelconque assaut. « Je connais mes limites, ma fonction, la journée consiste à préparer la nourriture et la nuit à écarter mes jambes pour les visiteurs nocturnes », déclame Bobby Brim, incarnant le personnage de Tata Mbarka.  

BIC Project Space, 30 rue El Hajeb.  

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