Police tunisienne : retour de bâton
Oppressive sous Ben Ali, cible de la colère populaire en janvier 2011, l’institution policière n’a jamais été réformée depuis la révolution. Résultat : les dérapages se multiplient et les Tunisiens sont sur le qui-vive.
« Quand un flic t’ordonne de t’arrêter, n’obtempère pas ! » conseillent désormais les parents à leurs filles. Depuis le viol en banlieue de Tunis, dans la nuit du 3 au 4 septembre, d’une jeune femme par deux policiers pendant qu’un troisième rackettait son compagnon, les relations entre forces de l’ordre et citoyens se sont encore dégradées. Un viol accompagné d’une tentative de racket n’est hélas pas un fait exceptionnel. L’ultramédiatisation de celui-ci, y compris au-delà des frontières de la Tunisie, a mis en évidence la persistance de pratiques que l’on croyait révolues, suscité un vrai débat de société et révélé que la réforme de la police est au point mort.
Depuis des mois, les abus se multiplient. Preuves à l’appui, l’avocate Radhia Nasraoui cite des cas de tortures – parfois mortelles – et de viols – y compris sur des hommes – commis dans des commissariats. Ceux dont la mission est de nous protéger peuvent devenir nos agresseurs, constate une opinion publique qui a toujours exécré une police répressive.
Le fléau de la justice
Tout comme la police, la justice est loin d’avoir entamé sa réforme : elle doit, elle aussi, solder les comptes du passé et prouver son indépendance. Instructions interminables, verdicts incohérents, application de lois pourtant tombées en désuétude… Elle semble ne pas faire preuve de la plus grande objectivité et être encore au service du pouvoir. Tout tient essentiellement au fait que le ministère public dépend directement du ministre de la Justice et se plie ainsi aux diktats d’une hiérarchie.
Les magistrats ont engagé un bras de fer avec le gouvernement, qui refuse d’octroyer un statut indépendant à l’Instance supérieure de la magistrature, et font pression pour que la future Constitution ne se contente pas de proclamer l’indépendance de la justice mais détermine l’architecture et le fonctionnement de l’institution judiciaire. « Aujourd’hui encore, la décision d’engager ou non des poursuites dépend de la volonté du pouvoir exécutif, par le biais du ministre. Aucun corps indépendant ne se prononce en ce domaine. Nous vivons une crise au sein de la justice, alors que la société a un besoin pressant de vérité », s’exclame le juge Mokhtar Yahyaoui, qui, sous Ben Ali, s’était illustré en critiquant le système judiciaire et s’était vu aussitôt révoquer.
Colère populaire
Les forces de l’ordre ne semblent pas avoir tiré les leçons du 14 janvier 2011. Pourtant, à la révolution, ils avaient été la cible principale de la colère populaire. Pas moins de 240 commissariats avaient été saccagés et les Tunisiens avaient symboliquement pris d’assaut le siège du ministère de l’Intérieur pour se libérer de la dictature et s’affranchir de la peur. Le 12 janvier, lors de l’un des ultimes soubresauts de son régime, Zine el-Abidine Ben Ali avait nommé un nouveau ministre de l’Intérieur pour maîtriser l’insurrection. Contraint d’agir dans la précipitation, Ahmed Friaa avait géré la crise dans la plus grande confusion – à moins que l’appareil n’ait tout simplement échappé à son contrôle : dans tout le pays, la police avait ouvert le feu sur les manifestants et fait des victimes. À ce jour, les tribunaux n’ont pu faire la lumière sur ces événements tragiques et désigner les donneurs d’ordre. Un contentieux douloureux entre la population et la police…
L’on savait que le ministère de l’Intérieur était un véritable État dans l’État. Mais l’opacité de son fonctionnement et l’existence de sphères d’influence en son sein ont éclaté au grand jour le 27 janvier 2011 lorsqu’un magistrat indépendant, Farhat Rajhi, a succédé à Ahmed Friaa. Ce « Monsieur Propre » dont on espérait tant a été menacé et agressé dans ses propres bureaux quatre jours plus tard. L’opposition interne était si vive qu’il n’a pu réorganiser un corps sclérosé par des décennies de mauvaises pratiques et de corruption. Il a été évincé de son poste en mars 2011.
Dans les semaines qui ont suivi la révolution, c’est au tour de la police d’avoir peur. Elle s’efface au profit de l’armée, laisse un vide sécuritaire que les citoyens compensent en s’organisant en comités de quartier. Elle ébauche ensuite une sorte de mea culpa, revendique son appartenance au peuple, crée les premiers syndicats et associations des forces de l’ordre tout en multipliant effusions et démonstrations d’amitié avec les citoyens.
L’opacité du fonctionnement du ministère de l’Intérieur, véritable État dans l’État, et l’existence de sphères d’influence en son sein ont éclaté au grand jour avec l’éviction de Farhat Rajhi.
Sous cette apparence républicaine, elle laisse entendre qu’elle va revoir son mode de fonctionnement et réclamer un cadre juridique clair pour ses interventions. On annonce la fin de la police politique. Le ministère de l’Intérieur va jusqu’à ouvrir ses sous-sols au public pour proclamer la fin de la torture et de l’omerta. Un livre blanc proposant une restructuration des corps sécuritaires est élaboré sous le gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Un programme portant sur la réforme de la législation en matière de sécurité, encadré par le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF, basé à Genève), est approuvé. L’intention semblait être sincère, et pourtant, aujourd’hui, aucune de ces mesures n’a été appliquée et les projets n’ont pas avancé d’un iota. « Il manque une vraie volonté politique. Le gouvernement atermoie sous prétexte qu’il est provisoire. Rien n’a changé, ni sur le plan des mentalités ni sur celui des infrastructures, regrette Abdessatar Ben Moussa, président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. La seule différence [avec l’ère Ben Ali], c’est que la société civile, l’opposition et les médias peuvent faire pression. »
Manifestation de soutien à la jeune femme violée le 29 septembre, à Tunis.
© Hichem
Banditisme
Instrument de répression et de contrôle sous Ben Ali, et avant lui sous Bourguiba, l’appareil policier continue donc de fonctionner selon le même système – le seul qu’il ait jamais connu. L’arrivée au pouvoir des islamistes, eux-mêmes persécutés par l’ancien régime, n’a pas changé la donne. Au contraire : alors que les actes de délinquance et de banditisme sont en nette augmentation, les forces de police semblent essentiellement se concentrer sur l’instauration d’un nouvel ordre moral qui, sous le couvert d’un contrôle des moeurs, attente aux libertés individuelles, en particulier à celles des femmes.
Depuis la répression brutale d’une manifestation pacifique le 9 avril dernier, une autre fracture est apparue entre la police et la population. Celle-ci dénonce désormais une politique du deux poids, deux mesures. Constatant que les salafistes violents ne sont pas inquiétés, elle s’interroge sur les rapports qu’entretiennent les milices islamistes avec la police. Et, aussi, sur la formation et les consignes qui ont été données aux 3 000 recrues engagées depuis le mois de mai.
S’il est certain que la Tunisie doit s’atteler au chantier complexe de la réforme de sa police, les dérives de cette dernière – qui semblent plus fréquentes car elles sont aujourd’hui ouvertement dénoncées – demeurent le fait d’une minorité. Elles n’en remettent pas moins en question le contrat de confiance qui devrait, dans un cadre démocratique, lier la police et les citoyens. Dans un pays en quête de stabilité et dont l’image extérieure est largement écornée, l’enjeu est énorme.
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