Tunisie : l’école et le dilemme des langues
Quelques semaines après le sommet de la Francophonie, qui s’est tenu les 19 et 20 novembre, l’Association des parents et des élèves de Tunisie s’alarme des risques de l’usage exclusif de l’arabe au détriment du français dans certaines disciplines.
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Ridha Zahrouni
Président de l’Association tunisienne des parents et des élèves
Publié le 6 décembre 2022 Lecture : 4 minutes.
C’est un fait incontestable : le développement et l’essor d’un pays dépendent aussi de la qualité de son système éducatif, d’instruction et de formation. Or la Tunisie éprouve encore d’énormes difficultés à mettre sur les rails l’année scolaire qui a pourtant démarré depuis septembre dernier. À l’indépendance, le pays avait misé sur la connaissance et le savoir pour édifier une société civile ouverte et moderne. Les résultats avaient été à la hauteur des sacrifices consentis et correspondaient bien aux aspirations de plusieurs générations.
Modèle en déclin
Seulement, voilà. L’entrée en vigueur de la réforme Charfi – du nom du ministre tunisien de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, de 1989 à 1994 – a rendu obligatoire un enseignement élémentaire de neuf ans réparti en deux périodes (une phase primaire de six ans et une phase préparatoire de trois ans), durant lesquelles toutes les matières doivent être enseignées en arabe. La durée de l’enseignement secondaire a, elle, été ramenée de sept à quatre années. Depuis l’entrée en vigueur de cette réforme, la qualité du modèle d’éducation tunisien se dégrade d’année en année. Un constat amer qu’accréditent toutes les expertises nationales et internationales, ainsi qu’une lecture objective des statistiques et autres indicateurs.
En effet, depuis plus de vingt ans, une moyenne de 100 000 enfants tunisiens quittent prématurément les bancs de l’école chaque année, analphabètes et sans aucune compétence. L’école publique a perdu sa “vertu” de gratuité ; l’accès à l’enseignement et à la réussite semble réservé aux plus nantis et aux instruits. Par rapport à leurs camarades du même âge dans les pays de l’OCDE, les élèves tunisiens enregistrent de sérieux retards dans l’acquisition des connaissances. Résultat : avec des élèves fuyant les filières scientifiques, les relations entre parents et enseignants qui se tendent, les cas de violence et de délinquance qui se multiplient en milieu scolaire, le système éducatif apparaît de plus en plus perturbé. La société a perdu foi en l’école publique, les cours particuliers fleurissent, les écarts intellectuels et culturels entre familles ne cessent de croître.
Force est de reconnaître que le mauvais usage des langues – notamment celui de l’arabe, employé au cours de la phase préparatoire pour enseigner les matières scientifiques, lesquelles sont ensuite délivrées en français lors de la phase secondaire de quatre (plutôt que sept) années – fait partie des perturbations à l’origine de ce désastre.
Au nom de la souveraineté nationale
Dictée par des considérations politiques ou idéologiques et adoptée au nom de la souveraineté nationale, la réforme de 1991 demeure à ce jour préjudiciable d’un point de vue pédagogique. Avant, les matières scientifiques de la phase secondaire étaient enseignées en français. Une décision qu’on aurait dû condamner moralement, intellectuellement et humainement car elle a eu pour effet de priver des générations d’élèves tunisiens d’un temps scolaire considérable dont ils ont fortement besoin, tout comme leurs enseignants. On a limité leurs chances de réussite en les privant d’opportunités et de moyens propres à améliorer leur maîtrise à la fois du français et des matières scientifiques enseignées dans cette langue.
Les responsables tunisiens ont-ils tant de mal à réaliser qu’il existe une grande différence entre, d’une part, l’instruction d’une langue, l’arabe, le français, l’anglais ou autres langues comme fins en soi et de l’autre, l’utilisation de cette même langue pour enseigner une matière donnée ?
Il ne faut pas être devin pour réaliser que le choix de la langue doit être motivé, essentiellement, par des considérations pédagogiques, la projection future dans l’emploi des matières enseignées par la suite lors des phases de l’enseignement supérieur et de formation professionnelle, que ce soit en Tunisie ou à l’étranger. Il faut rappeler que des spécialités scientifiques et techniques comme la médecine, la pharmacie, l’ingéniorat et même des sciences sociales, humaines et juridiques sont encore administrées, en grande partie, en langue française.
Argument discriminatoire
Dès lors, il faudrait arrêter de brandir l’argument de l’identité nationale pour justifier l’enseignement des mathématiques ou des sciences physiques en arabe en prenant l’exemple de l’Allemagne ou du Japon, alors qu’on demeure dépendants de l’étranger pour nous approvisionner en céréales ou en huiles naturelles. Le citoyen n’est pas plus ou moins arabe, tunisien ou musulman selon qu’il parle parfaitement ou non l’arabe. C’est un argument à la fois péjoratif, discriminatoire et même contraire aux principes des droits de l’Homme.
Pour les nouveaux adeptes de l’enseignement des matières scientifiques en anglais, dont ils feraient la deuxième langue du pays, qu’ils réfléchissent au coût économique de ce choix, outre ses implications culturelles et politiques, ainsi qu’aux stratégies à mettre en œuvre et du temps nécessaire à leur mise en application et à leur finalisation. Il faut juste croire qu’enseigner une langue est à la portée si la volonté politique y est, il faudrait juste réserver les moyens et le temps nécessaires.
Aujourd’hui, ceux qui ont en main le destin de l’école tunisienne doivent réaliser qu’il est impératif, et urgent, de lever toute équivoque à ce sujet en procédant, sans délai, à l’unification de la langue d’enseignement des matières scientifiques et techniques pendant les phases préparatoires et secondaires. Mettre le pays – et son système éducatif – sur la voie de l’arabisation de toutes les matières, ou chercher à faire de l’anglais la deuxième langue du pays est une entreprise majeure et très risquée qui nécessite des moyens énormes, et un investissement gigantesque pour la formation des enseignants, la traduction des références et la reconversion de tout son héritage culturel. Elle nécessite également une stratégie très compliquée à concevoir, et l’emploi de vraies compétences. Alors qu’aujourd’hui, et après plus de six décennies d’indépendance, nous peinons encore à faire apprendre à nos enfants à bien lire, écrire et parler aussi bien l’arabe que le français.
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