« Majnoun et Leïli » en BD, l’amour à la vie à la mort
Avec sa bande dessinée « Majnoun et Leïli – Chants d’outre tombe », Yann Damezin adapte en toute liberté et en alexandrins l’une des plus belles histoires d’amour du monde arabe. Une réussite graphique et littéraire.
Les histoires d’amour finissent mal. Celle qui unit depuis le VIIe siècle Qays ibn al-Mullawwah et Layla al-Amiriyya n’échappe malheureusement pas, pour les deux amants, à cette règle tragique. D’abord propagée par les bédouins arabes d’Irak, Majnoun Leïla (littéralement « Le Fou de Leïla ») a inspiré depuis de nombreux auteurs, dans le monde arabe et bien au-delà. On pourra citer, à titre d’exemple, les poètes Nizami (1141-1209), Djami (1441-1492), Fuzouli (1494-1556), Mir Alicher Navoï (1441-1501) et Ahmed Chawqi (1868-1932).
Les poètes persans, Louis Aragon et Eric Clapton
Mais cette histoire a aussi séduit, en Occident, tant le poète-romancier français Louis Aragon (1897-1982), avec sa somme Le fou d’Elsa (1963), que le guitariste britannique Eric Clapton, avec le disque du groupe Derek and the Dominos (Layla and Other Assorted Love Songs, 1970). Rien d’étonnant à ce que le monde de la bande dessinée s’empare désormais de ce monument littéraire – la plupart des grands textes de la littérature sont aujourd’hui mis en images par des dessinateurs, avec plus ou moins de réussite.
C’est avant tout mon amour pour la culture persane et mon envie de lui rendre hommage qui m’ont poussé à adapter cette histoire
En l’occurrence, la tentative du Français Yann Damezin pour adapter Majnoun Leïla est une incontestable réussite, tant sur le plan graphique que littéraire : toutes les pages de Majnoun et Leïli – Chants d’outre-tombe (aux éditions La boîte à bulles) séduisent par leur inventivité graphique, leur onirisme, leur adéquation avec les vers du poème. « C’est avant tout mon amour pour la culture persane et mon envie de lui rendre hommage qui m’ont poussé à adapter cette histoire, confie l’auteur. J’ai d’ailleurs choisi la transcription ‘Leïli’ du nom de l’héroïne parce que je me suis plutôt inspiré des versions persanes du texte. »
Bien entendu, il ne s’est pas contenté de ces versions. « J’ai lu à peu près tout ce que je pouvais trouver en français, poursuit-il, dont la poésie de Majnoun, et comme je parle un peu persan, j’ai essayé de déchiffrer ce que je pouvais en version originale. J’ai beaucoup emmagasiné, puis j’ai mis de côté et j’ai laissé reposer, dans l’idée de composer quelque chose de plus personnel. »
Rencontre de deux cultures classiques
Pour le dessin, comme pour le texte, Yann Damezin s’est glissé dans la tradition sans la caricaturer, offrant une œuvre à la fois personnelle et universelle. « J’ai voulu conserver une fidélité à l’esprit du texte, d’où le choix d’écrire sous la forme d’un long poème, explique-t-il. Mais j’ai aussi voulu garder ma liberté, ce qui m’a semblé possible dans la mesure où l’histoire a déjà été beaucoup reprise. Et comme j’aime beaucoup l’idée d’un rythme régulier, j’ai choisi d’utiliser l’alexandrin. Cela me plaisait, cette rencontre entre la culture française classique et la culture arabe classique. »
Et en effet, l’utilisation de l’alexandrin offre à l’ensemble une musicalité rare. La description de Leïli vue par Majnoun donne ainsi : « Leïli, quant à elle, avait en héritage / Des paupières battant comme ailes de colombes / Des lèvres de rubis, la lune pour visage / Des collines pour seins, un val au creux des lombes / Son teint était si clair que, mis à son côté / Semblait sombre le lait que l’on venait de battre. / Sa joue s’ornementait d’un noir grain de beauté, / Astre sombre brûlant dans une nuit d’albâtre / […] Ses cils ? Autant d’épées armant les mains d’amour / Sa prunelle ? Un puits d’ombre où noyer les étoiles / Et pour ne point risquer d’en éclipser le jour, / Elle aurait dû glisser sa beauté sous cent voiles. »
Un tel parti pris littéraire ne saurait surprendre : dans l’amour comme dans la mort, Qays ibn al-Mullawwah est tout entier poète. « Et malgré le sommeil, sa bouche frémissait, / Ses lèvres frissonnaient : non de froid mais d’amour / Assoupi il geignait, déclamait, gémissait / Des stances cadencées par son pouls, ce tambour », écrit Yann Damezin.
Encres de couleur
Côté dessin, Yann Damezin a essentiellement utilisé les teintes vives des encres de couleur et de la gouache. Ses pages, savamment construites, fonctionnent souvent plus comme des tableaux à part entière que comme les cases découpées des bandes dessinées classiques. De riches motifs floraux côtoient de stricts entrelacs géométriques, l’animal et le végétal se mélangent et s’hybrident, la spirale guide de nombreuses compositions – comme c’était autrefois la règle dans la plupart des miniatures persanes.
« J’ai utilisé mon propre style de dessin, qui s’est nourri d’images très diverses, dont les miniatures persanes, explique l’auteur. Mais je n’avais pas envie de singer les artistes de l’époque – d’ailleurs je n’en avais ni le temps ni le talent. » Libre et inventif, l’auteur-dessinateur s’autorise plusieurs fois à réunir, dans une même page, la vie et la mort, faces opposées d’une même pièce. Des yeux d’un cadavre pourrissant sortent des asticots, d’un crâne desséché s’extraient des fleurs… ou des serpents : le tragique est contenu dans tout ce qui vit, palpite, existe.
Leïli et la parole moderne
S’affranchissant de toute règle tout en restant fidèle à l’esprit du conte, Yann Damezin se permet aussi de livrer une interprétation personnelle – moderne, féministe peut-être – de l’histoire. Ainsi Leïli n’est pas condamnée à demeurer seulement l’objet de l’amour de Majnoun. Quand celui-ci lui demande de la rejoindre dans la mort, elle lui oppose un refus tendre mais catégorique.
« Mais quant à ta demande… il me faut refuser / Je ne me tuerai pas, je mourrai dans longtemps / Je sais qu’il me faudra un jour agoniser… / Mais je veux transformer cet hiver en printemps / Pour apprendre à mourir, il faut bien une vie ! / J’ai des années encore afin d’y parvenir, / Oublier la rancœur, la colère et l’envie / Alors ils adviendra ce qui doit advenir. » Et c’est sans doute avec cette infidélité au récit initial que Yann Damezin lui rend le plus bel hommage.
Majnoun et Leïli – Chants d’outre-tombe, de Yann Damezin, La boîte à bulles, 176 pages, 28 euros
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