Dans « Sous les figues », la Tunisie face à ses contradictions

À travers son premier long-métrage de fiction, la réalisatrice Erige Sehiri dissèque avec subtilité une société tunisienne aux désirs contrariés.

Extrait de « Sous les figues », réalisé par Erige Sehiri. © Henia Production.

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Publié le 7 décembre 2022 Lecture : 4 minutes.

Le bonheur est dans le verger… Erige Sehiri, la jeune réalisatrice franco-tunisienne de Sous les figues (sorti en France le 7 décembre) nous embarque dans une grande aventure humaine pour 24 heures en compagnie de cueilleurs : « Le plus beau compliment des spectateurs est de me dire qu’ils ont eu l’impression de passer la journée avec mes personnages. Mon film est une rencontre, c’est vraiment ce que je voulais faire. »

Une rencontre lumineuse qui commence au chant du coq. Des femmes sont rassemblées et l’une d’elles affirme : « Elle a récupéré toutes ses affaires et elle est partie. » L’horizon est tracé. Ici, on vit selon un rythme immuable ou bien on part. « Ce préambule pose tout de suite la situation et prépare à ce huis clos, à cet enfermement où les travailleurs se retrouveront. » Un camion arrive et les emmène. Les plus jeunes grimpent d’un pas leste. Les plus âgées, péniblement. Les mains se tendent pour s’entraider et les moqueries fusent. L’atmosphère est à la camaraderie. « La montée dans le camion est symbolique. Les femmes sont ensemble, forment un collectif. Une fois dans le verger, elles incarnent des individualités : il est question d’intimité, d’amour. »

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Désirs contrariés

Ces individualités, ce sont des personnages forts et attachants, en particulier les femmes : Fidé, grande gueule rebelle ; Melek, romantique qui retrouve son amour d’enfance, l’énigmatique Abdou ; Sana, conservatrice qui veut changer son Firas, beau gosse aux mœurs trop libérales à ses yeux ; Leila, femme plus âgée et nostalgique d’un amour de jeunesse perdu… Le verger est un lieu de travail, soumis à la vigilance sans relâche du patron Saber, mais aussi un lieu de rencontre, de vie où l’on s’aime, où l’on mange, où l’on chante, où l’on se dispute, où l’on pleure, où l’on se rabiboche…

Au-delà de la comédie humaine qui se joue, Erige Sehiri tisse des liens subtils entre l’intime, le social et le politique. L’un des couples prévoit de se rencontrer dans un rayon de supermarché à la rentrée, faute d’endroit où cultiver son intimité : « Ces jeunes sont connectés au monde, ils sont au courant de ce qu’il se passe ailleurs. Et en même temps, ils vivent une détresse sentimentale terrible, empêchés de se voir comme ils le souhaitent. Ce moment absurde est à la fois drôle et triste. » Ainsi, dans ce microcosme où se jouent des intrigues amoureuses, il est aussi question des hypocrisies, des tabous, des conflits de générations, des rapports de domination et de la tentation de l’exil qui traversent la société tunisienne.

Ces femmes ne se sont pas libérées. Libres, elles le sont déjà

La dialectique des désirs et de ses entraves est incarnée par des personnages qui parviennent toutefois à trouver des espaces d’expression : « Ces femmes ne se sont pas libérées. Libres, elles le sont déjà – Fidé, grande gueule, incarne bien ce constat. À elles toutes, mes actrices forment un ensemble. Je les ai montrées telles qu’elles sont et telles qu’on ne les voit pas, dans leurs nuances : dans leurs façons différentes de porter un foulard ou un voile, dans leur façon de parler, de dire ce qu’elles veulent et ce qu’elles ne veulent pas. En France, dans le quartier des Minguettes [à Lyon, au centre-est du pays] où j’ai grandi, nous formions des groupes très différents dans notre manière de penser et notre vision du monde, sans que cela ne nous empêche d’être amis. »

Métamorphose artistique

Avant de réaliser ce premier long-métrage de fiction, Erige Sehiri a tourné deux documentaires : un court, Le Facebook de mon père (2012), et un long, La voie normale (2018). Ce chemin vers le cinéma n’était pas tout tracé : « Vers 16 ans, je voulais déjà faire du cinéma. Comme je n’avais pas de modèle de réalisatrice, je me suis dit que je voulais être actrice – car les filles sont actrices –, sans penser réaliser un jour. Mon père ne voulait pas que je fasse d’école du cinéma – pour lui, c’était un métier de riches –, alors j’ai entrepris des études de finance, travaillé dans la banque… J’ai eu une autre vie. Après quoi, je suis devenue journaliste, puis le journalisme m’a menée au documentaire, qui m’a conduite vers ce que j’ai toujours voulu faire sans vraiment le savoir.  »

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Ce désir contrarié ressemble à celui de sa protagoniste, formidable boule d’énergie et de sincérité dans un milieu trop étroit pour elle : « Fidé est un peu l’ado que j’aurais pu être si j’avais grandi dans la campagne : une personne qui ne fait pas toujours tout ce que tout le monde veut d’elle. J’étais tiraillée entre la tradition et la liberté, entre vouloir travailler ailleurs et rester dans le cocon où je vivais. »

Il est heureux qu’Erige Sehiri ait réalisé sa métamorphose artistique. Pour sa première fiction, elle n’a pas choisi la facilité, ni dans le thème, ni en optant pour un casting d’acteurs non-professionnels. Elle réussit pourtant à cueillir le meilleur d’eux et à nous faire goûter un moment de cinéma exquis

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