Haïti : l’amour au temps de la colère
Avec « Maudite Éducation », Gary Victor livre un roman d’apprentissage plein de passion et d’indignation. Une chronique à peine voilée de sa jeunesse sous Bébé Doc.
On dit qu’il est l’écrivain le plus lu en Haïti. Et le nouvel opus de Gary Victor devrait naturellement faire un tabac sur ce « quart d’île » auquel l’auteur, 54 ans, a déjà consacré une quinzaine d’ouvrages – dont, dernièrement, Le Sang et la Mer (2010) et Soro (2011). Eau de rose, vitriol et encre noire…, voici le cocktail qu’il nous sert dans ce roman d’apprentissage mettant en scène un adolescent – qui deviendra jeune homme au cours du récit – dans le Port-au-Prince des années 1970-1980. Un livre « qu’on devine pour partie autobiographique », suggère l’éditeur.
Eau de rose
Certes, on est loin de La Gloire de mon père comme des Souffrances du jeune Werther, mais il y a dans Maudite Éducation une nostalgie et un romantisme que n’auraient pas reniés Pagnol ou Goethe. La première se manifeste à travers les nombreuses lignes consacrées à la figure crainte et admirée du père. Celui-ci, professeur de son état, surprend un jour le jeune Carl en train de se masturber dans la bibliothèque – « J’eus une intense excitation de nature sexuelle par le seul fait de violer cet espace », explique le narrateur – avant de le pousser, pour le remettre dans le droit chemin, dans les bras d’un poète pourtant peu recommandable…
Quant au romantisme, qui confine à la démence lorsque l’amour flirte avec la mort, il est incarné par une jeune fille surnommée Coeur qui saigne, fantasme platonique qui hantera Carl à jamais, resurgissant parfois en chair pour mieux l’enflammer, le tourmenter, l’inspirer. Tout cela pourrait tourner à la mièvrerie si Gary Victor ne savait y mettre les mots justes grâce auxquels la passion, débarrassée de toute justification, reste un élan brut du coeur et des sens.
Vitriol
Et puis il y a ces virées dans les bas-fonds de la ville où des femmes vendent leur corps et leurs histoires tragiques à l’adolescent qui, plus que l’expérience du sexe, fait celle de la brutalité, de la cruauté du monde. Cette même cruauté qui, des années plus tard, verra son père mourir sur un lit d’hôpital sous-équipé à 333 mètres du Palais national, 333 petits mètres « pour ripailler dans les carrefours-déveines, éterniser le bal des comédiens assassins, garantir la faim de l’enfant des rues, aiguiser les crocs des rats et canoniser le jappement des chiens », écrit Gary Victor, soulignant les turpitudes d’un pouvoir – celui de Jean-Claude Duvalier alias Bébé Doc, en l’occurrence – à la fois implacable et incapable.
Encre noire
Si Maudite Éducation fera chavirer les coeurs sensibles, nul doute, donc, qu’il attisera aussi les esprits indignés et, enfin, flattera le goût des esthètes de la langue. Car, en trame de fond, c’est une véritable initiation à l’écriture que nous conte l’auteur. Outre ses lettres d’amour dans lesquelles il s’invente un personnage, le jeune Carl imagine des mensonges pour son père qui lui demande le résumé de ses lectures et qui constate, après avoir lui-même lu les ouvrages en question : « Les histoires qu’il m’a racontées étaient fabuleuses. Mais quand j’ai commencé à lire, je n’ai rien trouvé de tout ce qu’il disait. »
La littérature, ou l’art d’embellir les choses, d’ouvrir de lumineuses parenthèses, tant il est vain d’essayer de coller à la vérité ? « J’ai toujours l’impression que ma plume n’arrivera jamais à m’immerger complètement dans l’encre de cette réalité souillée pour la restituer telle qu’elle est », confesse Carl – et, encore une fois, c’est Gary qu’on entend. Rien de mieux, alors, que d’écrire des histoires pleines de passion, de souffrance, d’espoir et de colère. Pour emporter un large public sans rien céder sur le fond et, partant, donner ses lettres de noblesse au roman populaire.
Maudite Education, de Gary Victor, éd. Philippe Rey, 288 pages, 19 euros.
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