L’Amérique meurtrie de Toni Morrison
Dans son dernier roman, la Prix Nobel de littérature nous entraîne dans un voyage à travers la ségrégation et le racisme des années 1950. Un texte court et puissant servi par une prose poétique ramassée.
Rosa Parks : une place assise… pour rester debout
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks refusait de céder sa place à un passager blanc, dans le bus numéro 2857 de Montgomery, en Alabama, aux États-Unis. Sans le savoir, elle allait être l’un des principaux déclencheurs d’une marche pour les droits civiques des Africains-Américains qui allait changer le visage des États-Unis. Retour, soixante ans plus tard, sur un moment d’histoire et sur ses conséquences.
Noir, blanc. Comme une phrase jetée à la va-vite sur une feuille blanche. Comme un homme s’enfuyant dans la neige pour échapper à ses démons. Ainsi commence le nouveau – et superbe – roman de l’Africaine-Américaine Toni Morrison, Home. « Un clair de lune dément, assorti à sa frénésie désespérée, faisait le travail d’étoiles absentes en éclairant ses épaules voûtées et les empreintes de ses pas dans la neige », écrit-elle. Le personnage qui s’enfuit d’un hôpital psychiatrique s’appelle Frank Money. C’est un vétéran de la guerre de Corée, tout à fait conscient de l’ironie qu’il y a à s’appeler Money quand on n’a pas un dollar en poche. Sa course éperdue obéit à une injonction qui ne lui laisse aucune échappatoire : « La visualisation d’une feuille de papier vierge orienta son esprit vers la lettre qu’il avait reçue – celle qui lui avait serré la gorge : "Venez vite. Elle mourra si vous tardez." » La femme dont il s’agit, c’est sa soeur Ycidra, la petite et fragile « Cee » qu’il a toujours protégée, aujourd’hui employée par un étrange docteur, en Géorgie…
Parabole
Poussé par l’amour puissant et pur qu’il voue à sa soeur, Frank Money se lance à corps perdu dans un voyage à travers une Amérique de la ségrégation où le Blanc et le Noir ne partagent jamais le même banc… Maître de la suggestion, ennemie déclarée des affirmations manichéennes, la Prix Nobel de littérature (1993) décrit le racisme ordinaire de l’intérieur. Mieux : elle le donne à sentir jusqu’au frisson d’horreur. Elle qui est née en 1931 s’est beaucoup documentée sur la période qu’elle décrit, les années 1950, mais elle l’a aussi vécue. Elle se souvient avec acuité du visage grimaçant qu’arboraient les États-Unis de l’époque. Âgée de 17 ans, étudiante, elle garde en mémoire le souvenir d’une tournée avec sa troupe de théâtre dans le Sud… et des difficultés qu’il y avait pour trouver un simple logement. Comme son personnage, elle pouvait alors compter sur l’aide et la générosité des paroissiens des églises noires. Frank, lui, reçoit le soutien d’un révérend : « Il recopia dans le guide de Green des adresses et des noms d’immeubles avec chambres à louer où on ne le refoulerait pas. » Toni Morrison rappelle au passage l’existence de ce « guide du routard » conçu spécifiquement pour les Noirs (The Negro Motorist Green Book, devenu plus tard The Negro Travelers’ Green Book), édité de 1936 à 1964 par un employé de poste de Harlem joliment nommé Victor Hugo Green.
Dans l’imaginaire américain, les années 1950 représentent une période de prospérité que l’on évoque avec nostalgie. Argent et films à l’eau de rose. Symbole de cette insouciance, l’actrice et chanteuse à la chevelure d’or Doris Day – 88 ans aujourd’hui. Convaincue que la réalité était bien plus sombre, Toni Morrison est allée creuser des plaies douloureuses : la ségrégation, le racisme, le maccarthysme ou bien encore cette guerre de Corée toujours considérée de nos jours comme une « opération de police ». Frank Money, d’une certaine manière, incarne les maux et les blessures de cette période. Sa famille a souffert des expropriations forcées, il a vu mourir ses amis dans un conflit dont il est revenu quasi fou, et, si l’armée a bien voulu de lui, le pays pour lequel il s’est battu n’entend pas le payer de retour. Cette violence à la fois raciale, sociale et morale a un effet physique sur sa santé : par moments, la réalité se vide de ses couleurs pour n’être plus qu’un film en noir et blanc (voir extrait en encadré). Tendue, poétique, la prose même de Toni Morrison s’est vidée de tous ses adjectifs de couleur pour rendre cette impression terrible…
Au fond, il n’y a plus ni Blanc ni Noir, seul reste le gris sale de l’humaine condition.
Hanté par la violence de la guerre, par ses échecs et sa culpabilité, Frank Money n’est pas seulement victime. Il est également bourreau, et son long périple représente aussi un voyage sur le chemin de la rédemption. Toni Morrison, elle, se garde bien de juger son personnage en abusant de ses droits de narrateur tout-puissant. Elle se permet même le luxe de lui donner la parole, de le laisser se raconter : « Il faut que je vous dise quelque chose tout de suite. Il faut que je vous dise toute la vérité. Je vous ai menti et je me suis menti. Je vous l’ai caché parce que je me le suis caché », déclare Frank Money directement à sa créatrice, Toni Morrison. Au fond, il n’y a plus ni Blanc ni Noir, seul reste le gris sale de l’humaine condition. Et c’est là que la parabole de Home prend tout son sens : l’auteur de Beloved et de Jazz n’écrit pas sur le racisme ou la condition noire, elle se demande à chaque ligne : « Qu’est-ce qu’être un homme ? » Ainsi, à un enfant de 8 ans ayant perdu un bras à cause d’un « péquenaud mal dégrossi [qui] trouvait que les autres flics sous-estimaient sa bite », Frank demande : « Quel métier tu veux faire quand tu seras grand ? » Le gosse répond tout simplement : « Homme. » Le plus dur des métiers, certainement.
Caméléon
Texte court et puissant servi par une écriture plus ramassée qu’à l’accoutumée, Home est un pur concentré des thèmes qui traversent toute l’oeuvre – une dizaine de romans – de celle qui s’appelait Chloe Wofford quand elle naquit, en 1931, à Lorain, dans l’Ohio. Venue au roman sur le tard – elle a publié son premier roman, L’OEil le plus bleu, en 1970 -, Toni Morrison a étudié dans les universités de Howard et de Cornell, rédigé une thèse sur le suicide dans l’oeuvre de Virginia Woolf et de William Faulkner, enseigné l’anglais avant de devenir éditrice chez Random House. Une maison au sein de laquelle elle a publié des auteurs africains-américains comme Toni Cade Bambara, Gayl Jones et même Angela Davis. En 1988, Beloved, sanctionné par le prix Pulitzer et l’American Book Award, lui a apporté une reconnaissance internationale et, jusqu’en 2006, elle a enseigné à Princeton. Ses textes, exigeants, doivent bien sûr leur succès à leur qualité littéraire, mais aussi à l’influence d’une fan de la première heure, une certaine Oprah Winfrey…
Aujourd’hui, c’est un autre fan qui mérite l’attention, à la veille de l’élection présidentielle américaine. Prix Nobel lui aussi (mais dans une autre catégorie), Barack Obama l’a confié plusieurs fois : Le Chant de Salomon est l’un de ses livres de chevet. En mai dernier, il remettait d’ailleurs à la grande dame des lettres américaines la Médaille présidentielle de la liberté, la plus haute distinction civile américaine. Bien loin des subtilités de la littérature, Toni Morrison le lui rend bien : engagée en sa faveur, elle ne tarit pas d’éloges à son sujet et attaque Mitt Romney comme une harpie, le qualifiant de « prédateur », le comparant au « Ken de Barbie » et ne lui accordant pas « l’intelligence d’un caméléon » (Le Nouvel Observateur du 22 août 2012). Vindicative ? Sans doute. Mais la haine et le racisme qui se déchaînent contre le premier président africain-américain peuvent à juste titre effrayer. Récemment, le poster Hope de Shepard Fairey a été détourné en Rope (« Pendez-le »), présentant Barack Obama la corde au cou… Funestes résidus de l’idéologie du KKK… Toni Morrison l’a bien senti : si l’Amérique d’Obama n’a plus grand-chose de commun avec celle des années 1950, certains maux continuent de la gangrener.
Extrait
« CELA S’ETAIT PRODUIT pour la première fois quand il était monté à bord d’un car près de Fort Lawton – le certificat de démobilisation intact. Il était tout bonnement assis, sans rien dire, à côté d’une femme vêtue d’habits éclatants. Sa jupe à fleurs valait un univers de couleurs ; son corsage était d’un rouge criard. Frank regarda les fleurs noircir sur l’ourlet de sa jupe et la couleur s’évanouir sur son corsage rouge, jusqu’à ce qu’il devienne blanc comme lait. Puis, tout ; tout le monde. À la fenêtre – les arbres, le ciel, un garçon en scooter, l’herbe, les haies. Toute la couleur disparut et le monde devint un écran de cinéma en noir et blanc. Il ne hurla pas à ce moment-là, car il croyait qu’il lui arrivait aux yeux quelque chose de grave. De grave, mais non d’incurable. Il se demanda si c’était ainsi que les chiens, les chats ou les loups percevaient le monde. »
Home, de Toni Morrison, Chrisitan Bourgois, 156 pages, 17 euros
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Rosa Parks : une place assise… pour rester debout
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks refusait de céder sa place à un passager blanc, dans le bus numéro 2857 de Montgomery, en Alabama, aux États-Unis. Sans le savoir, elle allait être l’un des principaux déclencheurs d’une marche pour les droits civiques des Africains-Américains qui allait changer le visage des États-Unis. Retour, soixante ans plus tard, sur un moment d’histoire et sur ses conséquences.
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