La farce et la force
Youssef Seddik est philosophe et anthropologue tunisien spécialiste de la Grèce antique et de l’anthropologie du Coran
Tunis, le 19 avril 2012. À l’entrée du Palais de justice, où je me rendais pour soutenir, avec d’autres intellectuels, la chaîne Nessma, en procès pour blasphème, une quinzaine de jeunes barbus m’encerclent, me demandent de me repentir, me reprochent sans ménagement un avis énoncé dans les médias et me pressent de déguerpir sous peine de subir les mêmes violences perpétrées au même moment contre un universitaire et un journaliste restés insensibles à leurs menaces. J’ai cru bon d’empoigner le plus jeune par l’épaule, dont les yeux exorbités semblaient davantage appeler à l’aide qu’à la guerre, et entamé une tirade sur mon âge, égal sinon plus avancé que celui de son propre père et, allant crescendo dans ce qui devenait un sermon, j’ai évoqué mes ouvrages sur l’islam et sa grandeur : « Comment vous permettez-vous de manquer de respect envers une personne comme moi qui ?ai traduit des gloires de l’islam pour convaincre les non-musulmans de sa contribution aux oeuvres de la civilisation ? J’ai traduit le Coran, les hadiths, le… » Le jeune homme s’est raidi et m’a interrompu, le regard devenu de feu, s’est libéré violemment de mon emprise, puis a explosé en un cri qui s’est abattu comme un couperet sur mes idées : « Quoi ? Tu oses traduire le saint Coran et les saintes paroles de notre Prophète alors que tu ne portes pas la barbe ? »
Le salafisme, politique du moins, c’est cela ! Réduire à sa plus simple expression la conscience religieuse de ses adeptes – à la manière du wahhabisme saoudien -, afin de mieux les embrigader pour des actions ponctuelles dont une élite politique seule connaît les enjeux. Cette technique de simplification jusqu’au tarissement de la diversité religieuse n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’islam. Dès la Grande Discorde (Fitna), une génération à peine après la mort du Prophète, les troupes, pour la plupart non arabes, qui soutenaient le calife contesté Ali Ibn Abi Taleb, cousin et gendre du Prophète, brandirent le slogan de « l’arbitrage exclusif du Coran » comme la meilleure manière de mettre fin à la guerre entre coreligionnaires. Ali jugea ce slogan simpliste dangereux pour la cohésion de son armée et fut acculé à sévir contre les « sortants » (c’est le sens du mot « kharidjite » dans la fameuse bataille de Nahrawan, en 658). Plus tard, le calife abbasside Al-Mutawakkil (847-861) fut le premier à favoriser la naissance de ce que nous appelons depuis le sunnisme en réduisant à néant les emblèmes et sites du chiisme et en effaçant pratiquement de l’histoire des idées islamiques la doctrine des rationalistes mutazilites.
Le long intermède des croisades permit un réveil de la pensée religieuse dans toute sa complexité mystique, philosophique, politique et juridique à travers de grandes oeuvres, comme celles de Ghazali, d’Ibn Toufaïl ou d’Averroès, sans parler d’une véritable résurrection des courants mystiques et poétiques, surtout en Iran et en Andalousie. L’éveil des consciences nationales au XIXe siècle donna naissance à une nouvelle perception de l’islam chez les penseurs. Mohamed Iqbal dans le subcontinent indien, Mohamed Abdou en Égypte, ou Thaalibi en Tunisie déclarèrent leur hostilité à un islam populiste et monolithique, devenant, de ce fait, les pires adversaires d’un wahhabisme solidement installé dans la majeure partie de la péninsule Arabique.
Aujourd’hui, c’est cet islam sans pensée, sans différenciation, sans cette passion – au sens positif du terme – qui pousse à la créativité et à l’innovation que les maîtres du monde entendent favoriser dans une stratégie à long terme destinée à leur permettre de maintenir leur position dominante. Qu’importe si les sociétés islamiques s’agitent ou s’effondrent en cherchant à imiter « le modèle pur » des temps premiers de l’Histoire, pourvu que leurs territoires et leurs richesses restent soumis à l’équation d’une mondialisation où elles n’assument que le rôle exclusif de consommatrices.
"Quoi ? Tu oses traduire le saint Coran alors que tu ne portes pas la barbe ?"
À Tunis comme au Caire, Alger ou Amman, tout comme déjà et depuis longtemps à Riyad, Doha, Mascate ou Dubaï, les espaces publics, les écoles et les universités se doivent dorénavant de se soucier de la coupe de barbe, de la manière d’énoncer l’appel à la prière, du voilement de la femme le plus étanche, etc. Et si jamais un tel vécu dans l’utopie ne suffit pas, on aura recours à cet inépuisable gisement qui provoque les foules et pousse toute société quelque moderne qu’elle soit à sa perte : la colère face au sacré profané.
Le salafisme politique, c’est cela, rien que cela.
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