Tunisie : Abou Iyadh, l’ennemi public numéro un

Sorti du giron des islamistes d’Ennahdha, qu’il nargue à l’envi, le chef des salafistes jihadistes, Abou Iyadh, semble décidé à semer le chaos et la discorde dans le pays. Son dernier fait d’armes : l’assaut meurtrier contre l’ambassade américaine.

Le leader d’Ansar el-charia lors d’un meeting, le 20 mai dernier, à Kairouan. © Fethi Belaid/AFP

Le leader d’Ansar el-charia lors d’un meeting, le 20 mai dernier, à Kairouan. © Fethi Belaid/AFP

Publié le 1 octobre 2012 Lecture : 8 minutes.

La Tunisie a trouvé son mollah Omar. Recherché pour avoir appelé à prendre d’assaut l’ambassade et l’école américaines le 14 septembre, Abou Iyadh el-Tounsi, 47 ans, a l’art de se volatiliser au nez et à la barbe des forces de l’ordre. À son domicile, au cimetière El-Jellaz, où il assistait à l’enterrement d’un militant tué dans les affrontements, ou à la mosquée El-Fath, où, protégé par une importante garde rapprochée, il a harangué les fidèles trois jours d’affilée, le leader des salafistes jihadistes tunisiens a, chaque fois, déjoué la vigilance des policiers venus l’arrêter. Pendant que le ministère de l’Intérieur reconnaît vouloir éviter un affrontement avec les salafistes, Abou Iyadh, lui, construit tranquillement sa légende et profite des tergiversations du gouvernement face aux agissements des extrémistes religieux.

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En quelques mois, Abou Iyadh est devenu l’homme qui sème la discorde, alors que, jusqu’en 2011, il n’était connu que des milieux judiciaires internationaux et des organismes de défense des droits de l’homme, lesquels s’étaient insurgés contre ses conditions de détention dans les geôles de Ben Ali. Condamné en 2003 à quarante-trois ans de prison pour ses liens étroits avec Al-Qaïda, il revendique, en dépit de son passé terroriste, comme ses camarades jihadistes, le statut de prisonnier politique et bénéficie de l’amnistie de février 2011.

Aujourd’hui, ce père de trois enfants, toujours vêtu d’une djellaba, au regard placide, à l’allure austère et à la barbe imposante, défraie la chronique. Électron libre, il est devenu le plus inattendu et le plus mordant des opposants au gouvernement de l’islamiste Hamadi Jebali. Pourtant, dans les années 1980, Seifallah Ben Hassine, qui n’avait pas encore adopté son nom de guerre, comptait parmi les jeunes recrues du Mouvement de la tendance islamique (MTI), cofondé par Rached Ghannouchi et qui allait devenir, en 1989, Ennahdha, au pouvoir depuis l’élection de la Constituante le 23 octobre 2011. Seifallah n’est alors qu’un jeune révolté. Natif de Menzel Bourguiba, l’ancienne Ferryville, il n’a aucun goût pour les études, mais c’est une forte tête, « un meneur », dira un de ses instituteurs. Il grandit dans un environnement où la haine du colon est bien enracinée. Abou Iyadh la transforme en rejet de l’Occident, compense son maigre bagage scolaire par une lecture assidue du Coran et adopte l’idéologie des Frères musulmans, expression de la résistance à la modernité bourguibienne.

Vocation

Le jeune Seifallah a pour mentors Sadok Chourou, actuel député d’Ennahdha, et Rached Ghannouchi, lequel retrouve en lui ses élans de jeunesse. En déclarant, en mars 2012, que « les salafistes sont nos enfants, il faut dialoguer avec eux », le président d’Ennahdha pensait sans doute à Abou Iyadh, dont la vocation de jihadiste était telle qu’il devient, dès 1986, l’un des piliers du bras armé du MTI, le Front islamique tunisien (FIT). Il fréquente des militants formés en Arabie saoudite par Ibn Baz, prédicateur wahhabite non voyant et ancien mufti du royaume des Saoud, ainsi que des membres des Groupes islamiques armés (GIA) algériens ou du Groupe islamique combattant libyen (GICL), tels qu’Abou Yahya el-Libi, futur numéro deux d’Al-Qaïda, abattu le 4 juin dernier par un drone américain au Pakistan.

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La répression de Ben Ali conduit Seifallah à l’exil. Après un passage par le Maroc, où il s’inscrit en droit, et la Grande-Bretagne, d’où il est expulsé pour ses prêches violents, il atterrit en Afghanistan. De réseau en réseau, il troque son prénom qui, en arabe, signifie l’épée d’Allah, pour Abou Iyadh (« père de Iyadh », nom de son fils aîné, comme le veut la tradition au Moyen-Orient), écume les camps d’entraînement, découvre les règles de la clandestinité, rencontre Oussama Ben Laden près de Kandahar et fonde, à Jalalabad, avec un autre Tunisien, Tarek Maaroufi, le Groupe combattant tunisien (GCT), une cellule terroriste liée à Al-Qaïda. Maaroufi recrute et crée des réseaux en Europe, Abou Iyadh s’occupe de la formation et étudie les cibles. Les deux hommes organisent l’assassinat du commandant Massoud en septembre 2001 et sont inscrits sur la liste des terroristes les plus recherchés. Maaroufi, incarcéré en Belgique, puis revenu en Tunisie en mars 2012, ne fait plus parler de lui. Quant à l’aventure jihadiste d’Abou Iyadh, elle prend fin en 2003, quand il est arrêté en Turquie, d’où il sera extradé vers la Tunisie. Il livre au ministère de l’Intérieur, sans doute sous la torture, les noms des membres du GCT, qui ne lui en tiendront pas rigueur. Depuis sa prison, Abou Iyadh continue d’entretenir des liens avec les 1 208 détenus salafistes, dont les auteurs de l’attentat de la Ghriba en 2002 et ceux du groupe de Soliman, arrêtés en 2006.

Impunité

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À sa libération, en 2011, une vie aussi nouvelle qu’inespérée commence pour lui. Il s’empresse de fonder, avec l’idéologue El-Khatib el-Idirissi et le prédicateur Abou Ayoub, le groupe Ansar el-Charia (lire encadré ci-dessous). Son objectif : islamiser la Tunisie. Sa stratégie est simple : d’abord vulgariser sa pensée, puis user de la provocation, des opérations coup-de-poing, de la médiatisation et de la menace pour s’imposer, même s’il assure que « la Tunisie n’est pas une terre de jihad mais de prédication religieuse ». Il s’installe à Hammam Lif, dans la banlieue sud de Tunis. Après avoir rapatrié ses troupes disséminées en Europe, il s’implante dans sa région d’origine et fait de Sidi Bouzid, Tataouine et Sejnane des fiefs intégristes. Grâce à des financements saoudiens, perçus à travers un réseau d’associations islamistes, il recrute dans les quartiers démunis et organise des entraînements dans des salles de sport. Il réussit à étendre son influence via les réseaux sociaux et les mosquées, et noue des liens ambigus avec Ennahdha, qui ne condamne aucun dépassement extrémiste. Et pour cause, la mouvance salafiste est utile aux islamistes, car elle leur permet d’apparaître modérés. Aux termes d’un accord secret conclu à La Soukra à la veille des élections d’octobre 2011, les salafistes acceptent d’accorder leurs suffrages à Ennahdha, alors qu’ils ne reconnaissent pas la voix des urnes mais seulement celle d’Allah. Plus besoin de prendre le maquis pour agir, le champ est libre ; Abou Iyadh hausse le ton avec la bénédiction tacite de leaders islamistes, tels que Habib Ellouze ou Sahbi Atig, et reçoit même l’appui d’Abderraouf Ayadi, ancien secrétaire général du Congrès pour la République (CPR), parti de Moncef Marzouki, actuel président de la République. En moins d’un an, Abou Iyadh prêche à tout-va, organise des rassemblements, comme à Kairouan en mai 2011 où 5 000 de ses partisans brandissent sabres et drapeaux noirs. Il provoque le blocage de la faculté de la Manouba, les saccages d’espaces culturels et de débits d’alcool, les violences à l’encontre de Nessma TV, de certains artistes, journalistes et hommes politiques, et l’annulation de nombreux festivals. Tous ces actes sont restés impunis ; pour le pouvoir, ils sont autant de diversions bienvenues pour faire oublier les problèmes et les priorités du pays ; ils deviennent même le prétexte à de faux débats comme celui sur les excès des médias. Extrémistes et nahdhaouis semblent en synergie, si bien que les salafistes sont considérés par l’opinion publique comme le bras armé et occulte du parti islamiste. Mais la lune de miel ne dure pas ; ulcéré par la décision d’Ennahdha de ne pas inscrire la charia dans le projet de Constitution, Abou Iyadh se sent trahi et ne cible plus seulement l’Occident, les juifs, les femmes, mais aussi le gouvernement.

La charia à tout prix

Adepte du retour à l’islam des origines et à l’application immédiate de la charia, Ansar el-Charia (les partisans de la charia) représente l’aile dure du salafisme. Proche d’Al-Qaïda, ce mouvement est apparu en 2011, au lendemain du Printemps arabe. Sa structure en maillage lui permet, en cas de démantèlement d’une ou de plusieurs cellules, de rester opérationnel. Si Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) est dans la clandestinité, Ansar el-Charia a pignon sur rue et gagne en visibilité par des actions spectaculaires ou violentes. Toutes les filiales sont en contact et obéissent à des mots d’ordre communs, mais elles demeurent spécifiques à chaque pays. Ainsi, le réseau, à défaut d’avoir intégré la scène politique, établit sa pérennité en s’enracinant dans la population. Contrairement à son homologue libyen – probablement à l’origine de l’attaque contre le consulat américain à Benghazi -, le groupuscule tunisien n’a en effet pas tenté d’entrer en politique et veut instaurer un nouvel ordre moral en encourageant les débordements. F.D.

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Un jeune homme en prière durant la manifestation du 14 septembre, aux abords de l’ambassade des États-Unis.

© Fethi Belaid/AFP

Feu vert

En juin 2011, le jihadiste mauritanien Abou el-Moundhir el-Shiniqiti et le chef d’Al-Qaïda Ayman el-Zawahiri accusent les islamistes au pouvoir d’avoir « violé les fondements du Coran et de la Sunna [la tradition], et de chercher un arrangement pour être acceptés par l’Occident et les pays du Golfe ». Une manière de feu vert donné à Abou Iyadh, lequel engage le combat contre « Ennahdha, qui a choisi la voie de la laïcité, bien loin de l’islam et de la charia ». Il menace le ministre de l’Intérieur et fait vaciller le gouvernement en organisant l’assaut de l’ambassade et de l’université américaines, ce dont il se défend. Si la plupart des partis ont condamné le film islamophobe à l’origine de l’explosion de colère dans le monde musulman, tous critiquent sévèrement les débordements du 14 septembre et le manque de réactivité, voire la passivité des forces de l’ordre. Pour certains, le gouvernement est tacitement complice des salafistes. Pour d’autres, il en a tout simplement peur. En quelques minutes, les images des violences font le tour du monde, plongent la Tunisie dans la stupeur, entachent le crédit du pays et provoquent une crise interne profonde.

Ulcéré par la non-inscription de la charia dans le projet de Constitution, il se sent trahi.

Désormais, Ennahdha est sommée d’abandonner son double discours, de dévoiler ses intentions, au risque de se scinder, et de reconnaître son échec dans la gestion du pays. Il est même question, pour éviter une autre crise, de la formation d’un gouvernement d’union nationale après le 23 octobre, date à laquelle prend fin le mandat de la Constituante, laquelle n’a pas achevé la rédaction de la loi fondamentale. Tandis que des dirigeants islamistes, comme Sadok Chourou, persistent dans le déni et affirment encore que les salafistes sont inoffensifs, Ennahdha a placé le siège du parti sous haute protection par crainte de rétorsions des extrémistes. Abou Iyadh, le jihadiste aguerri, n’est plus « un enfant qu’il suffit de ramener à la raison », comme le soutenait Rached Ghannouchi, mais le chef d’orchestre du chaos.

Débordées lors de l’assaut contre l’ambassade américaine, les forces de l’ordre ont enregistré plusieurs blessés dans leurs rangs.

© Aude Osnowycz/SIPA

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