Algérie : à Sétif, la statue d’Ain El Fouara à nouveau vandalisée
Déjà dégradée en 2017 et 2018, la célèbre statue représentant une femme nue qui orne la fontaine Ain El Fouara, dans le centre de Sétif, a de nouveau été prise pour cible.
Une indicible tristesse pèse sur la mythique place Ain Fouara, dans le cœur historique de la ville de Sétif, en cette fin de matinée du mardi 6 décembre 2022.
Un pâle soleil que recouvre un voile de poussière venue du désert et un vent froid rendent l’atmosphère un peu plus lugubre. La célèbre fontaine aux quatre bouches est barricadée de toute part par des barrières métalliques amovibles qui en interdisent l’accès.
Attaque au burin
Talkie-walkie à la main, deux policiers en uniforme montent discrètement la garde à quelques pas du socle de marbre qui porte la statue dont les seins et la main gauche ont été fracassés au burin par un jeune homme en état d’ébriété dans la soirée du vendredi 2 décembre. Arrêté et placé en garde à vue, le jeune homme, âgé de 37 ans, encourt une lourde peine de prison pour destruction de biens publics et état d’ébriété sur la voie publique.
Le monument est dissimulé sous une grande bâche verte qui le recouvre comme un linceul, accentuant encore plus cette impression de scène de crime dont le cadavre n’a toujours pas été évacué.
D’ordinaire joyeuse et animée, la place s’est vidée de ses touristes et visiteurs. Au milieu des va-et-vient des rames de tramway, quelques rares passants s’arrêtent le temps d’une photo furtive ou d’un commentaire dépité, avant de poursuivre leur chemin.
Collier de barbe blanche et regard sévère, Mokhtar, 69 ans, peste contre les « islamistes », qu’il accuse de s’en prendre une fois de plus à un monument qui fait partie de l’identité de la ville « qu’on le veuille ou non ».
Le fait que le jeune homme qui a vandalisé la statue était ivre n’y change rien pour lui. Ces gens-là sont en « mission commandée pour saboter le pays » et ils obéissent à des agendas tracés à l’étranger. « J’espère qu’il en prendra pour dix ans au moins », dit-il.
La vingtaine de bancs publics autour de la fontaine, tout comme les terrasses des deux cafés mitoyens, sont presque entièrement occupés par des retraités discutant tranquillement par petits groupes.
Recroquevillé sur lui-même, un jeune handicapé mental marmonne un flot de paroles inintelligibles sur un banc de bois au pied de la statue martyrisée. Un homme âgé vient lui offrir un sachet noir au contenu invisible avant de le raccompagner gentiment vers une destination inconnue.
« Nos ancêtres ont toujours toléré et respecté cette statue qui fait désormais partie de l’identité de la ville », dit Slimane, 62 ans, instituteur à la retraite.
Monument emblématique de la ville
Pour lui, l’islam, « religion de paix et de tolérance » n’a aucun lien avec ces pratiques violentes et intolérantes. Il en veut pour preuve le fait que la statue a été érigée à une centaine de mètres de l’antique mosquée de la ville qui date de 1845 et qui a vu passer des générations de Sétifiens de tout âge et de toute condition.
« Imaginez le nombre d’imams, de savants et d’exégètes qui sont passés par ici. Jamais personne n’a dit que cette statue était immorale ou indécente. C’est de la pierre, du marbre, sans plus ! », fulmine Slimane.
L’idée avancée par certains de déplacer la statue dans un musée à l’abri des regards et des prédateurs le révulse également. « On risque de perdre un monument emblématique de notre ville. Sétif a déjà perdu son avenue principale, qu’ils ont choisi d’offrir au tramway alors qu’ils auraient pu en faire une rue piétonne animée, vivante et commerçante. Voyez par vous-même, le commerce est mort dans ce cœur historique de la ville. Seuls les vendeurs de sandwichs continuent de travailler », dit-il.
L’histoire de ce monument commence en juillet 1898 lorsque le gouverneur militaire de la ville de Sétif, en visite à la foire universelle de Paris, tombe sous le charme d’une statue représentant une femme nue réalisée par le sculpteur Francis de Saint-Vidal.
Il demande à celui-ci de l’offrir à la ville de Sétif, qui est alors en train de renaître de ses vestiges millénaires, à 1 100 d’altitude dans les hauts plateaux algériens. La statue quitte Paris en juillet 1898 pour le port de Skikda, avant d’effectuer un long voyage de douze jours en charrette jusqu’au site de l’ancienne Colonia Nerviana Augusta Martialis Veteranorum Sitifensium, qui fut à l’époque romaine l’une des capitales de la Maurétanie orientale.
La belle est destinée à orner une fontaine publique dans ce qui deviendra le cœur historique de la ville, non loin de la Porte d’Alger. Le lieu est une puissante source naturelle dont l’eau est fraîche en été et tiède en hiver.
Au fil des années, la source et la statue vont devenir les monuments les plus emblématiques de Sétif. À la fin des années 1960, certains habitants ont pourtant souhaité déplacer la statue de la femme nue de son socle, car ils jugeaient que sa présence contrevenait à la morale et aux valeurs de la religion musulmane.
La municipalité avaient alors mis à leur disposition un registre de doléances afin de recueillir leurs avis sur l’opportunité ou non de la démonter. La grande majorité des Sétifiens s’étaient prononcés pour son maintien là où elle avait pris place en 1898.
Très attachés à leur monument, les habitants lui confèrent un statut de quasi sainte que l’on visite pour solliciter la baraka et la bénédiction. La légende dit que quiconque boit de son eau y reviendra inévitablement un jour.
La statue fera l’objet d’une vénération qui ne sera jamais démentie jusqu’aux années 1990, lorsque l’Algérie tout entière vacille sous les coups de boutoir de l’islamisme, puis du terrorisme armé. Ain Fouara fait l’objet d’un premier attentat à la dynamite le 22 avril 1997, puis d’un deuxième le 31 mars 2006. Elle est à chaque fois restaurée et remise en place.
Le 18 décembre 2017, les seins de la statue sont attaqués au marteau et au burin par un barbu vêtu d’un qamis blanc, l’uniforme des islamistes. Empêché de poursuivre son œuvre destructrice par des passants, l’homme, que l’on dit atteint de troubles psychiatriques, est arrêté par la police avant d’être interné.
Déjà dégradée puis restaurée
Restaurée et inaugurée en grande pompe par les autorités locales, en présence du ministre de la Culture, la statue fait désormais l’objet de surveillance par des policiers et des caméras. Hélas, cela ne l’empêchera nullement d’être à nouveau la cible d’un autre acte de vandalisme commis en octobre 2018 par un autre forcené armé d’un marteau.
Sur les réseaux et les sites qui rapportent la nouvelle de la dernière agression, beaucoup de voix, notamment issues des jeunes générations, se réjouissent ouvertement de la cette dégradation et appellent les autorités à soustraire aux regards cette « nudité non conforme aux valeurs islamiques » et « ce vestige de la France coloniale ».
À une centaine de mètres de la fontaine d’Ain Fouara, une autre statue, de bronze celle-là, tout aussi nue que sa sœur de marbre, n’a pour sa part jamais fait l’objet d’un acte de vandalisme quelconque. Œuvre du fondeur Ferdinand Barbedienne (1810-18920), elle représente un jeune homme qui porte le doux nom de « Messager de l’Amour » et son socle est orné de bas-reliefs dont un figurant une femme nue langoureusement allongée. Elle se dresse fièrement sur son socle au milieu du jardin Reffaoui, l’ex-Square Barral édifié au pied des remparts de la ville antique.
Le dos voûté et le pas lent, Bakhouche Chaouch, 89 ans, avance lentement au milieu de l’une des allées. Ce gardien à la retraite qui habite les lieux depuis soixante ans se rappelle très bien de l’époque coloniale. Pour lui, si les jeunes d’aujourd’hui ont perdu leurs repères et sont devenus violents, c’est à cause des drogues.
« Du temps de la France, nous avons connu la misère, les poux, la faim et le froid. On travaillait des étoiles aux étoiles pour 2 sous et quelques kilos d’orge. Les jeunes d’aujourd’hui mangent à leur faim, sont bien habillés, ont le téléphone et l’Internet, et te disent “manach mlah” (on n’est pas bien). C’est parce qu’ils se gavent de psychotropes », déplore Bakhouche Chaouch.
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