Tunisie : adieu libertés ?
Gel du code de la presse, nomination d’hommes liges à la tête des grands médias, pressions en tous genres… La volonté des islamistes d’encadrer l’information fait craindre le retour de la censure et de l’autocensure en Tunisie.
La peur étendrait-elle à nouveau sa main de fer sur la Tunisie ? Dix-neuf mois après le triomphe de la première révolution arabe, l’atmosphère est lourde. Les paroles d’angoisse fusent. Le 25 juillet, le président de la République, Moncef Marzouki, mettait ainsi en garde l’Assemblée constituante contre la perspective d’une « nouvelle révolution ». Dans une interview au quotidien français Le Figaro parue le 10 septembre, il concédait que « le gouvernement tente maladroitement de se défendre contre un harcèlement permanent. Et comme partout ailleurs, il veut encadrer les médias ». Yadh Ben Achour, président de l’ex-Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, s’alarme : « On est en train d’ouvrir la porte à une dictature théocratique. » Certains prédisent d’inéluctables flambées de violence, les plus pessimistes entrevoient une guerre civile. Pour sa part, Ennahdha, le parti islamiste qui tient les rênes du pays depuis sa victoire aux élections d’octobre 2011, dénonce sans répit des complots contre-révolutionnaires. « C’est vrai, nous passons un mauvais quart d’heure », soupire Béji Caïd Essebsi, ancien Premier ministre du gouvernement transitoire. Au carrefour de sa transition politique, le pays cherche sa voie, perplexe devant l’incapacité de l’hétéroclite troïka au pouvoir à traiter les vrais problèmes et devant les manoeuvres de certains groupes décidés à imposer leurs vues.
Conquêtes les plus précieuses et les plus fragiles de la révolution, les libertés nouvelles risquent d’être balayées. « À partir du 14 janvier 2011, nous avons vécu un moment de grâce rarissime, une période de liberté totale, et cette fenêtre devait se refermer. Mais elle se referme beaucoup trop, et ceux qui en sont responsables agissent comme Ben Ali en instillant insidieusement la peur dans nos esprits », s’inquiète Karim Ben Smaïl, patron des éditions Cérès. Condition sine qua non de la démocratie, la liberté d’expression est la première en péril, et avec elle la liberté d’opinion. « En juin 2011, nous avions publié le premier livre du caricaturiste -Z-. Ce serait impossible aujourd’hui, j’irais droit en prison. À l’époque, nous ne comprenions pas pourquoi -Z- tenait à rester anonyme, mais il était visionnaire », reconnaît l’éditeur. Les autorités postrévolutionnaires ne semblent pas goûter la satire : fin août, la diffusion des « Guignols » tunisiens sur Attounissia TV est interrompue après moins de un mois de diffusion. Poursuivi pour une affaire de corruption sous l’ancien régime, le patron de la chaîne, Sami Fehri, dénonce une manipulation et, avant de se rendre, déclare à l’antenne : « La liberté d’expression dans laquelle nous vivons depuis le 14 janvier [2011, NDLR] est menacée. Nous sommes soumis à de grosses pressions, c’est très grave. »
"C’est vrai, nous passons un mauvais quart d’heure." Béji Caïd Essebsi
Eléments à charge
Sur le banc des accusés, les islamistes d’Ennahdha, qui abuseraient d’un pouvoir démocratiquement conquis pour s’assurer la docilité d’un instrument essentiel de contrôle de l’opinion : l’information. Les éléments à charge ne manquent pas. Le parti gouvernemental a commencé par nommer des hommes liges à la tête des grands médias publics, radios et télés, et dernièrement à la direction de Dar Assabah, société de presse et d’édition confisquée au clan Ben Ali, qui publie les importants quotidiens Assabah et Le Temps. Le syndicat s’insurge et les grèves se succèdent à Dar Assabah. Une pétition réclamant le départ du nouveau venu, un ancien policier de Ben Ali passé à Ennahdha, a été signée par la quasi-totalité des salariés du groupe. Appelé après la révolution pour diriger l’Établissement de la radio tunisienne (ERT), Habib Belaïd a fait les frais de cette nouvelle gestion des ressources humaines. Limogé sans motif dès avril 2012, il explique : « Le pouvoir actuel n’apprécie pas du tout la manière dont il est traité par les médias et veut absolument les contrôler en procédant par étapes. Les responsables sont nommés non pour leurs compétences, mais pour leur complaisance. »
Vide juridique
Des abus, poursuit-il, qu’une absence totale de cadre juridique et institutionnel a autorisés. Ce que confirme Larbi Chouikha, universitaire spécialiste des médias, ancien membre de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) et de l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), organe chargé après la révolution d’étudier les moyens d’assainir et de réglementer le secteur médiatique : « Nous avions prévu la création d’une instance de contrôle de l’audiovisuel et élaboré deux textes pour encadrer la liberté de la presse : les décrets 115 et 116, promulgués en novembre 2011 par le précédent gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Mais le gouvernement qui lui a succédé en décembre a décidé de tout geler. Ce vide juridique lui permet de nommer sans concertation ni contrôle les personnes qu’il souhaite. » Le 4 juillet, l’Inric a décidé de se saborder : « Alors que nous communiquions efficacement avec le précédent gouvernement, confie Chouikha, nos rapports et recommandations ont été reçus avec une totale indifférence par le gouvernement actuel. »
Chronologie
20 décembre 2011 Formation du gouvernement Ennahdha. La mise en oeuvre du code de la presse et l’installation d’un Conseil supérieur de l’audiovisuel sont gelés
7 janvier 2012 Nominations non concertées des dirigeants de l’agence Tunis Afrique Presse (TAP), de la Société nouvelle d’impression, de presse et d’édition (Snipe) et de l’Établissement de la télévision nationale
28 mars Deux internautes sont condamnés à sept ans de prison pour avoir posté sur Facebook des caricatures du Prophète
24 avril Le nouveau directeur de l’Établissement de la radio tunisienne (ERT) est limogé sans explication
Juin Après le saccage par des salafistes d’une exposition au palais Abdellia, à La Marsa, la justice engage des poursuites… contre deux artistes
21 août La nomination de Lotfi Touati à la tête de Dar Assabah scandalise les salariés du groupe, qui enchaînent grèves, manifestations et pétition
24 août Mandat de dépôt contre le patron d’Attounissia TV pour des malversations financières sous Ben Ali. L’intéressé dénonce les pressions exercées contre lui pour faire cesser la diffusion d’Ellogique Essyassi, les Guignols de l’info tunisiens
11 septembre Grève à Dar Assabah, suivie à 90 %.
"Liste noire"
Celui-ci entend mener seul la réforme d’un secteur qu’il dit contaminé par d’anciens suppôts du régime de Ben Ali. Le 7 septembre, à l’occasion d’une manifestation de partisans d’Ennahdha à Tunis, un député du mouvement, Habib Ellouze, qualifiait les médias de « forces de la contre-révolution » et appelait à les « frapper fort ». Plainte du syndicat contre l’élu, qui crie de nouveau au complot. En première ligne de cette campagne, Lotfi Zitoun, le bruyant ministre-conseiller du Premier ministre nahdhaoui Hamadi Jebali, déclarait à propos des nominations dans le quotidien La Presse le 13 septembre : « J’ai envie de me défendre et de révéler des secrets sur la façon dont [elles] se sont faites, mais je ne vais pas céder à la tentation et je ne vais rien dire. Tous les secteurs ont été infestés et tous les secteurs sont en cours d’autoassainissement. Mais les médias sont dans le déni. » Depuis la fin d’août, Zitoun ne cesse de brandir une « liste noire » des journalistes à écarter pour s’être compromis avec l’ancien régime. « Cette liste a été demandée par la profession au lendemain de la révolution, mais elle peine à obtenir des autorités les éléments pour l’élaborer. Le gouvernement prétend maintenant l’établir lui-même, mais seuls les journalistes sont habilités à le faire », insiste Larbi Chouikha.
Les dérapages de certains journalistes justifient-ils qu’on muselle la profession ?
Symptomatiques du pouvoir benaliste, la censure et l’autocensure gangrèneraient de nouveau les rédactions. L’ancien directeur de l’ERT témoigne : « Pendant l’année où j’ai été en poste, je n’ai pas reçu une seule instruction du pouvoir. Mais maintenant, des informations me parviennent de l’ERT selon lesquelles la censure est de retour. Et l’autocensure également, car les journalistes et les directions renouent avec la peur de l’autorité, d’autant que celle-ci a pour elle la légitimité populaire. » Élément d’intimidation suprême et cheval de bataille du parti islamiste, la criminalisation de « l’atteinte au sacré » permettrait des poursuites contre quiconque dénigrerait les valeurs religieuses. Est-ce un tel « crime » qu’a voulu sanctionner en juin un juge de Mahdia en condamnant à sept ans de prison pour atteinte à l’ordre et aux bonnes moeurs deux jeunes qui avaient publié sur leurs pages Facebook des caricatures et des pamphlets anti-islamiques ? « Ennahdha souhaite introduire la notion d’atteinte au sacré dans deux articles de la Constitution. Avec ça, on peut tuer les libertés de penser et d’expression », prévient Yadh Ben Achour.
Quelles sont les motivations qui poussent le parti à adopter ce comportement jugé liberticide ? Ses opposants les plus virulents y voient la preuve de son agenda caché et dénoncent la duplicité de ce mouvement qui, s’étant invité tard dans la révolution, veut établir sa propre dictature et remet au menu les vieilles recettes du régime renversé. Mais nombre d’observateurs et d’acteurs du secteur y décèlent – ou préfèrent y déceler – le signe d’un manque d’expérience du pouvoir, à l’instar de Yadh Ben Achour : « Je n’y vois pas une volonté préméditée de contrôle, ils sont plutôt victimes de leur incompétence et de leur maladresse. » Pour Larbi Chouikha, « ils ne connaissent pas le terrain médiatique et sont affolés par le déchaînement des journalistes contre eux ». Porte-parole d’Ettakatol, parti de gauche et allié critique d’Ennahdha au gouvernement, Samy Razgallah se déclare « pour la liberté totale et absolue de la presse », tout en dénonçant « les excès, les faux, les diffamations qui fleurissent sur les blogs et les journaux électroniques ».
Après le saccage par des salafistes de l’exposition "Printemps des Arts", la justice a engagé des poursuites… contre deux artistes.
© Nicolas Fauqué/ Imagesdetunisie.com
Le peuple veille
Mais les dérapages que s’autorisent des journalistes sans vraie formation et une presse longtemps muselée justifient-ils les menaces que ferait peser Ennahdha sur de nombreuses autres libertés en laissant les salafistes les plus radicaux promouvoir par la violence leur vision de l’islam ? Ennahdha prône l’indulgence à l’égard de ces « jeunes égarés », mais on devine l’angoisse du parti face à leur activisme et celui de ses propres extrêmes. Pour certains, le parti serait même complice des salafistes, quand d’autres y voient sa brigade officieuse de répression du vice et de promotion de la vertu et dénoncent l’impunité dont ils jouissent. Après le saccage, le 10 juin, d’une exposition au palais Abdellia de La Marsa par une horde de barbus, le parquet a ouvert, à la mi-août, une enquête pour « troubles à l’ordre public ». Mais la procédure vise deux artistes, alors qu’aucun vandale n’a été inquiété…
Les débordements se multiplient et les « fous d’Allah » cherchent, parfois avec succès, à imposer leurs conceptions, bafouant les libertés fondamentales : violences répétées contre des artistes, des journalistes et des intellectuels, destruction de débits de boisson, passage à tabac de buveurs d’alcool. L’athée et l’impie doivent être pourchassés : en janvier, un leader palestinien du Hamas est accueilli à Tunis aux cris de « mort aux Juifs ! » ; à la mi-août, un groupe de musulmans chiites est agressé à Gabès. Catégorie de la population la plus menacée par ces excès, les femmes se font insulter, parfois agresser pour une tenue jugée indécente, ou tout simplement parce qu’elles veulent aller travailler. Et Ennahdha est loin de les rassurer en voulant faire d’elles, dans la loi, les « complémentaires » ou les « partenaires » des hommes, ce qui est en contradiction avec le code du statut personnel (CSP), qui consacre l’égalité des genres depuis 1956. Pour l’anniversaire de sa promulgation, le 13 août, elles ont défilé en rangs serrés dans la capitale pour défendre leurs droits et leurs libertés.
Car si le ciel est lourd de menaces, si certaines peurs resurgissent, les Tunisiens répètent comme un mantra : « La transition est compliquée mais la révolution ne peut pas mourir : le peuple veille, la société civile est forte et nous protégerons nos libertés comme nous les avons conquises. » Et beaucoup insistent auprès du journaliste qui fouine : « Ce que je vous déclare là, je n’aurais jamais pu le dire sous Ben Ali. »
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