Sénégal : le « Joola », un crime sans châtiment
Dix ans que le ferry a sombré au large de la Gambie, emportant avec lui près de 1 900 personnes. À Dakar, la justice a classé l’affaire en 2003. Depuis, les rescapés et les familles des victimes se battent contre l’oubli. Reportage.
Sénégal : le Joola, dix ans après
C’est un terrain vague sans âme. Un parterre de pierres tombales sans noms, sans fleurs, sans photos et sans mots. Hormis une pancarte à l’entrée (« Cimetière du naufrage du Joola »), rien n’indique que cet arpent de terre qui borde la route menant à Rufisque, la banlieue la plus éloignée de Dakar, est le principal lieu de recueillement des familles des victimes du Joola. Sur les quelque 140 naufragés qui reposent sous ces pierres blanches, seuls six ont été identifiés.
Dix ans après le naufrage le plus meurtrier de l’histoire de la marine marchande, voilà ce qu’il en reste au Sénégal : quelques lieux de recueillement dispersés à Dakar et à Ziguinchor, peu entretenus, où règne l’anonymat. Il n’existe toujours pas de liste arrêtée des disparus, de vingt-deux nationalités différentes (beaucoup de Sénégalais, des Ouest-Africains, et une trentaine d’Européens). Même leur nombre est flou et varie selon les sources : 1 863 pour les autorités, plus de 1 900 pour les associations… Bien plus que le Titanic, dont le bilan tourne autour de 1 500 disparus.
Interview vidéo de Patrice Auvray, rescapé du Joola et auteur de " Souviens-toi du Joola" :
Tourné vers l’océan
En début d’année, quelques semaines avant la fin de son second mandat, Abdoulaye Wade a bien posé la première pierre d’un mémorial sur la corniche de Dakar, mais, depuis, le chantier est en suspens. Sur les lieux, une affiche dévoile ce à quoi aurait dû ressembler ce monument tourné vers l’océan, mais il a tous les traits d’une supercherie. « Ce n’était qu’une promesse de campagne », déplore Nassardine Aïdara, le coordinateur du Comité d’initiative pour l’érection d’un mémorial-musée le Joola.
Un orage violent, un navire surchargé, des vices de construction… On sait tout des raisons du drame.
Quant au navire, qui pourrait justement servir de musée, il gît toujours dans les profondeurs, là où sa route s’est arrêtée, une nuit d’orage, au large de la Gambie. L’Union européenne a proposé de financer l’opération, mais c’est peu dire que Wade a fait obstruction. « Il a toujours été braqué sur cette question, dénonce M. Aïdara. Voir ce bateau hors de l’eau aurait été, pour lui, comme un symbole de son échec. Il a tout fait pour qu’on oublie ce naufrage. »
Le ciel était couvert ce 26 septembre 2002, et le ferry surchargé au départ de Ziguinchor, le chef-lieu de la Casamance, région séparée du reste du Sénégal par la Gambie. Il y avait là comme d’habitude des femmes qui partaient vendre des fruits et légumes à Dakar, des militaires en permission et de nombreux étudiants qui s’apprêtaient à reprendre les cours. Parmi eux, quatre des cinq enfants de Nassardine Aïdara. Ingénieur en génie civil, ce Casamançais de 59 ans était rentré plus tôt à Dakar. Ses enfants et sa femme, avec lesquels il avait passé les vacances à Ziguinchor, devaient le rejoindre par la route, mais, au téléphone, les quatre grands l’avaient supplié. Tous leurs copains prenaient le Joola… « Ils ont insisté. J’ai dit oui. Ma femme et le cadet ont pris la route ; les grands, la mer… Je ne pouvais pas savoir. J’avais confiance. Après tout, c’était un moyen de transport géré par l’État. »
Léandre Coly, l’un des rescapés de la tragédie, dans le cimetierre catholique de Dakar. Parler dit-il, fait partie de sa thérapie.
Aujourd’hui, on sait tout ou presque des raisons qui ont fait sombrer le navire. Un orage violent qui éclate vers 22 heures. Une pluie démentielle. Un mouvement de foule. Le bateau qui chavire et qui coule en quelques minutes. Mais aussi, parce que le fatalisme n’explique pas tout : un ferry surchargé, dans lequel étaient montées près de 2 000 personnes alors qu’il était conçu pour en transporter 550 ; un ferry déséquilibré, aussi, car du fret avait été chargé sur le pont au lieu d’être placé dans les cales, où les voitures n’étaient même pas arrimées. Et un capitaine incompétent. La commission d’enquête mise en place après le drame a conclu à son « incurie ».
Mépris des règles
Cette même commission a révélé que le ferry, mis en service en 1990, « présentait à l’origine des vices de construction ». Elle a conclu que sa gestion n’aurait jamais dû être confiée aux militaires, qui ont « manifesté leur mépris » des règles de sécurité. Le Joola n’avait plus de titre de sécurité depuis 1996 ni de permis de navigation depuis 1999.
Après une longue indisponibilité due à des travaux, il avait repris du service le 10 septembre 2002. Léandre Coly, 37 ans à l’époque, était à bord le jour du naufrage. Il avait noté « quelques problèmes en haute mer » et avait remarqué qu’au bar les bouteilles tombaient tant le navire tanguait. Deux semaines plus tard, il était toujours au bar pour un retour à Dakar. Il jouait à la belote quand il a vu une foule pénétrer la salle pour s’abriter de la pluie. La suite, il la raconte lentement, en choisissant ses mots. Parler fait partie de sa thérapie, dit Léandre. Il a tout essayé (les psychologues, les groupes de prière), et avec le temps, il a appris à vivre avec. Son salut, il l’a dû à un hublot qu’il a pu franchir, puis à un canot de sauvetage qui ne s’était pas ouvert et à la carcasse duquel il s’est accroché, avec d’autres, et enfin à ces pêcheurs qui les ont rejoints à l’aube avant de lancer l’alerte. Les secours (un bateau militaire), il ne les a aperçus que vers 18 heures, alors que, à bord d’un chalutier, il faisait route vers Dakar. Dix-neuf heures après le naufrage… La commission d’enquête a fait état d’un déclenchement des opérations tardif et mal organisé.
Justice sera-t-elle rendue en France ?
Les familles des victimes espéraient que le nouveau président, Macky Sall, ordonnerait la réouverture du dossier judiciaire, clos en 2003. Mais le successeur de Wade ne l’envisage pas. Leur dernier espoir de voir un jour des responsables condamnés réside en France, où une instruction a été ouverte à la suite d’une plainte des familles des victimes françaises. En 2008, le juge d’instruction français, dont une note affirme que « le drame du Joola tient à des causes tant techniques que politiques », a lancé un mandat d’arrêt contre neuf hauts responsables de l’époque : trois chefs d’état-major, trois membres du gouvernement et trois fonctionnaires. Si deux des ministres (l’ex-Première ministre, Mame Madior Boye, et l’ex-ministre des Forces armées, Youba Sambou) bénéficient de l’immunité, les sept autres (dont l’ex-chef d’état-major général des armées et l’ex-ministre des Transports) pourraient être appelés à la barre dans quelques mois. R.C.
Après ce drame national, Wade a semblé ne pas vouloir se dérober. Il a reconnu « des fautes, des négligences, des défaillances ». Des sanctions administratives ont été prises contre des officiers, des fonctionnaires et des ministres. Mais cela n’est pas allé plus loin. En août 2003, le ministère public a classé l’affaire. Explication fournie par le parquet : l’entière responsabilité du naufrage est à mettre sur le compte du commandant de bord, un certain Issa Diarra. Le bouc émissaire parfait, puisqu’il est porté disparu. Pas de suspect, pas de procès.
Cette décision, les familles des victimes ne l’ont toujours pas digérée. « Tant que la justice n’est pas rendue, le deuil ne pourra pas être fait », déplore Nassardine Aïdara, qui espère toujours un procès au Sénégal.
Reproche
« Il y a eu négligence. Ce fut un malheureux concours de circonstances. Des gens ont été sanctionnés. Un procès aurait servi à quoi ? » demande la nouvelle ministre de la Justice, Aminata Touré. Montrée du doigt, la Première ministre de l’époque, Mame Madior Boye, ne se sent aucunement responsable. « On ne peut rien me reprocher », dit-elle.
Les autorités ont beau jeu de rappeler que les familles des victimes ont été indemnisées. La plupart s’en sont contentées, mais il y en a aujourd’hui qui regrettent. « Wade nous a proposé de l’argent pour acheter notre silence », dénonce Idrissa Diallo, le président du Collectif des familles des victimes du Joola. Dix millions de F CFA (15 245 euros) par personne disparue – une somme ! Diallo, qui a perdu trois de ses fils dans le naufrage, les a acceptés. La plupart s’y sont résolus parce qu’ils en avaient un besoin vital. Mais certains, comme Nassardine Aïdara, ont refusé. Par principe : « Les choses ont été faites à l’envers. C’est la justice qui aurait dû se saisir du dossier, condamner les responsables et ensuite indemniser les victimes. Mais Wade a cru qu’avec l’argent on pouvait tout régler. »
Vicié
Cet argent, c’est un poison, reconnaît Martine Kourouma. La vingtaine, cette étudiante en sociologie à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar fait partie des orphelins de la tragédie. Le 26 septembre 2002, elle a perdu sa mère et c’est son oncle qui l’a élevée. Hormis ces 10 millions de F CFA qu’elle a partagés avec ses trois frères et sa soeur (soit 2 millions pour elle, qui sont partis en fumée depuis longtemps), elle n’a jamais reçu aucune aide de l’État, « malgré les promesses ». Aujourd’hui, elle s’organise avec d’autres orphelins pour que sa génération n’oublie pas. Mais ce n’est pas simple. L’argent n’a pas seulement divisé des familles, il a aussi vicié le regard des Sénégalais. « Souvent, on nous regarde avec pitié. Mais d’autres disent : "Tu as reçu tes dix millions, que veux-tu de plus ?" Moi, je veux que justice soit rendue. Je veux savoir pourquoi et comment. Rien de plus. »
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