Maroc : un cinéma souverain ?
Ils sont nombreux, les réalisateurs, à porter haut les couleurs du royaume. Et ce grâce, notamment, au système de subventions mis en place par l’État marocain depuis des années. Mais ce mécanisme peut-il perdurer tout en préservant la liberté de création ?
Avec ses 20 longs-métrages, ses 80 courts-métrages annuels et des réalisateurs phares comme Nabil Ayouch ou Leïla Kilani, le cinéma marocain est l’un des plus florissants d’Afrique. Le royaume est aussi célèbre pour la trentaine de festivals qu’il organise chaque année. Et c’est peut-être le Festival du cinéma africain de Khouribga – lequel s’est rapidement imposé comme l’une des plus importantes manifestations cinématographiques d’Afrique après le Fespaco (Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou) – qui retient le plus l’attention des artistes du continent. Une occasion pour eux, comme l’a montré la dernière édition qui s’est tenue en juillet dernier, de promouvoir leurs oeuvres, mais aussi de se pencher sur la réussite du modèle marocain et de réfléchir à son application dans d’autres pays. Pourtant, derrière l’écran, le secteur demeure fragile.
Certes, il dispose comme autant d’atouts d’une volonté de briser les tabous, de techniques qui détonnent, et de quelques oeuvres remarquables qui se veulent miroirs de leur époque. Mais s’il est de plus en plus remarqué sur la scène internationale, le cinéma marocain est loin de faire l’unanimité auprès du public national. Les spectateurs se tournent généralement vers des longs-métrages « commerciaux », comédies romantiques ou films d’action, ou vers des films réalistes qui sont tout sauf audacieux dans le traitement de certains sujets de société (pauvreté, exclusion, délinquance…) – tant sur le fond que sur la forme.
Le secteur dépend encore en grande partie du soutien de l’État.
« On est face à un dilemme avec, d’un côté, un public qui cherche à passer un bon moment et, de l’autre, des réalisateurs qui ont besoin de parler de ce qui fait mal », reconnaît la productrice Lamia Chraïbi, souvent étiquetée « productrice de films difficiles ». « Aujourd’hui, on essaie de trouver un juste milieu, en faisant, par exemple, des comédies qui nous permettent d’atteindre le public et, intelligemment, de lui insuffler certaines idées importantes pour nous », précise-t-elle. Reste que le dernier film du réalisateur Faouzi Bensaïdi, Mort à vendre, primé lors des festivals de Bruxelles et de Berlin, n’est arrivé qu’en 28e position au box-office national, avec seulement 7 814 entrées lors du premier semestre 2012. Une situation qui n’empêchera pas le réalisateur de 45 ans de militer encore et encore pour un cinéma de qualité. « Dans un monde adepte du formatage, un cinéma qui est dans une exigence vis-à-vis de lui-même et du spectateur ne trouve pas son public facilement, admet Bensaïdi. Mais c’est le cinéma que j’ai envie de faire, et j’accepte que dans un premier temps le public vienne en petit nombre et non en masse. Je fais les défilés et pas le prêt-à-porter industriel, en espérant que, dans quelques années, ce que je dessine se généralisera. »
Remboursement
Chez les nouveaux cinéastes, il existe une véritable réflexion autour de l’esthétique de l’image, comme on pouvait le voir dans Ali Zaoua, prince de la rue (2001), de Nabil Ayouch, qui évoquait de manière poétique les conditions de vie difficiles des enfants des rues de Casablanca. Ou encore dans Casanegra (2008), de Nour-Eddine Lakhmari, qui racontait le spleen d’une jeunesse désorientée et marginalisée, victime de l’indifférence générale. « Pour nous, la forme et la mise en scène sont aussi des moyens de nous démarquer, explique le réalisateur Faouzi Bensaïdi. Notre génération a connu un cinéma qui ne mettait pas en avant la forme, probablement par manque de moyens. Nous avions besoin d’un choc esthétique et nous sommes allés le chercher dans d’autres cinémas. »
Cas d’école
En Afrique subsaharienne, le dispositif d’aide à la production marocaine fait école. Le Centre cinématographique marocain (CCM) devrait ainsi aider les autorités sénégalaises à créer, d’ici à 2013, leur propre centre national de cinématographie. Au programme : la mise en place d’un fonds de soutien au cinéma et l’adoption d’un dispositif d’avance sur recettes. Des promesses qui n’ont pas empêché le Collectif des cinéastes sénégalais indignés (CCSI) d’organiser le 27 août un sit-in dans le centre de Dakar pour dénoncer l’agonie d’un art qui a longtemps fait la gloire de leur pays. Les cinéastes réclamaient notamment l’audit des 3 milliards de F CFA (4,6 millions d’euros) attribués au secteur par l’administration Wade et « un état des lieux du projet de centre de production cinématographique situé au technopôle de Dakar ».
Financièrement parlant, le secteur dépend encore en grande partie du soutien de l’État, qui mène depuis les années 1980 une politique volontariste. En 2004, le Centre cinématographique marocain (CCM) a adopté ainsi un mécanisme d’avance sur recettes supposant un remboursement des aides publiques reçues par les réalisateurs. Depuis plus de vingt ans, le montant des subventions n’a cessé d’augmenter. De près de 3 millions de dirhams en 1988 (environ 300 000 euros), on est passés à 13 millions de dirhams en 2011. Avec des années exceptionnelles, où le montant total de ces aides a dépassé les 40 millions de dirhams, comme en 2008, 2009 et 2010. Dans les faits, ces avances sont rarement restituées, en raison de la faiblesse des recettes en salles. Le pays fait d’ailleurs face à un vrai problème de distribution dû à la compétition des chaînes satellitaires, à la piraterie et à la fermeture de nombreuses salles. « Les exploitants n’ont pas compris que les grands amphithéâtres, c’est fini, et qu’il faut passer à des complexes de quatre ou cinq écrans », déplore Noureddine Saïl, président du Centre cinématographique marocain.
Cette situation, parmi d’autres considérations, a conduit l’actuel ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi, à revoir la stratégie de l’État. Pour éviter le gaspillage des fonds publics, le Conseil du gouvernement a adopté, le 9 août, un projet de loi visant à gérer de manière plus efficace l’aide à la production, l’organisation des festivals et le problème du déclin des salles. Selon le site officiel du Premier ministre, le texte a également pour ambition « d’améliorer la qualité de la production cinématographique nationale, d’encourager la liberté de création et l’ouverture sur le monde », de préserver « le pluralisme dans toutes ses composantes linguistiques, culturelles, sociales » et de mettre en valeur les composantes de « l’identité marocaine ». Des critères pour le moins subjectifs…
Moyens financiers
Pour conserver son indépendance, le cinéma marocain ne peut donc plus se permettre de dépendre uniquement des subventions étatiques. Et comme le souligne avec véhémence Youssef Britel, à l’affiche du premier film du réalisateur Mohamed Nadif, Andalousie, mon amour !, « qu’on le veuille ou non, le septième art, c’est des moyens. Beaucoup d’argent, beaucoup de gens et beaucoup de temps. Si l’un de ces paramètres manque, cela ne marche pas ».
Casanegra (2008), de Nour-Eddine Lakhmari, raconte le spleen d’une jeunesse désorientée
(DR)
Se pose aussi la question de la censure. Plus que celle de l’État, c’est celle de la société qui constitue un vrai obstacle pour les artistes. « Le Maroc n’est pas encore prêt à se regarder en face. Nous devons l’y aider, lui prendre la main, l’éduquer et lui donner les outils pour comprendre nos films », affirme Lamia Chraïbi. Parmi les sujets tabous : Sa Majesté le roi et la religion. Quant au sexe, il bénéficie d’un statut plus ambigu. « Les Marocains, ça ne les dérange pas de voir un sein nu. Pourvu que ce ne soit pas un sein marocain… » s’amuse l’acteur Fehd Benchemsi. Dernière polémique en date : Un film, du réalisateur Mohamed Achaour, retiré des salles en novembre 2011, quelques jours après sa sortie. Certaines scènes dévoilées durant la fête de l’Aïd ont choqué. Ironie du sort, le long-métrage relate le parcours du combattant d’un jeune cinéaste qui essaie tant bien que mal de réaliser son premier film. Une situation vécue par l’acteur Fehd Benchemsi comme une régression. « Il y a quatre ou cinq ans, un vent de liberté a soufflé sur le pays, dans tous les domaines. Ce vent est retombé et il a recouvert tous les désirs de changement qui existaient auparavant. Je crois que nous sommes en train de nous "obscurantiser", au Maghreb », déplore-t-il.
Des craintes exacerbées chez certains artistes par l’arrivée au pouvoir des islamistes. En juin, Mohamed Najib Boulif, l’un des dirigeants du Parti de la justice et du développement (PJD), vainqueur des élections législatives de 2011, parlait ainsi d’« art propre ». « Que le nouveau gouvernement ait cette vision-là, qu’il y ait des gens pour défendre cette idée, c’est leur droit, affirme sur un ton détaché Faouzi Bensaïdi. Mais il faut savoir qu’il existe des personnes qui ont une position différente, et les deux ont le droit d’exister. » Plus vindicative, sa femme, l’actrice Nezha Rahil, revendique l’audace du nouveau cinéma marocain, qui tranche avec la « médiocrité » artistique ambiante. « Je fais partie d’une génération qui pense qu’il faut aller très loin, sinon ça ne sert à rien d’être créateur. Un créateur n’est pas politiquement correct. »
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